Chapitre 1 : où les fleurs sauvages poussent

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GIULIA

Jour présent, vingt-six ans plus tard, quelque part près d'Arkan, Oregon.

"Qu'est-ce que vous voyez, quand vous fermez les yeux et que vous pensez à l'amour ?"

Mes paupières closes, j'écarte les bras et laisse mon équilibre me guider sur une poutre au bois grinçant, tandis que je pense à ce que l'on a dit lors de la dernière convention à laquelle j'ai assisté. Je n'aime pas particulièrement les hommes aux costumes taillés qui se pavanent sur scène, un micro à la main, tout en prétendant savoir tout ce qu'il faut sur comment avoir une relation parfaite. Certainement pas les standards de perfection qu'il faut atteindre, les applications qu'il faut télécharger ou les pourcentages de réussite inscrits sur un schéma qui se veut sérieux.

Ou encore la dame qui avait crié "le sexe !", provoquant ainsi l'hilarité la plus éclatante dans la salle.

Ma capuche n'avait pas été assez profonde pour y cacher suffisamment ma tête, à ce moment-là... Pourtant, j'étais contrainte d'être présente. Si ça n'avait été que moi, j'aurais passé les trois jours tout frais payés pour la tournée de Brian Cassey dans ma chambre d'hôtel en me vengeant sur l'entièreté des cacahuètes du mini-bar.

Mais Alyona Andreyovna, ma patronne et supérieure directe à l'observatoire où je travaille, s'était minutieusement assurée pour que j'assiste à absolument tout ce que cet escroc avait à dire.

Brian Cassey est un con qui a divorcé trois fois déjà, qu'est-ce qu'il en sait, lui, sur l'amour ?

Je manque de basculer sur la gauche et de tomber, sous mes pensées, mais j'agite mes mains pour retrouver ma posture. Quand j'arrive jusqu'au bout de la poutre, j'ouvre les yeux et regarde le métal du sol sous mes boots se noyer dans une multitude de mauvaises herbes.

Ces immenses plafonds qui me surplombent, pourvus de lierre et troués par des années de rouille, sont les seuls qui arrivent encore à me contenir, aujourd'hui. Ni l'observatoire, ni ma propre maison, ni aucun autre endroit m'a donné l'impression d'être 100% en sécurité.

Et pourtant...

C'est un vieux bateau.

Abandonné depuis au moins cinquante ans, le Betsy 49-C est un amas de métal qu'une compagnie fluviale a laissé en pâture à la nature après sa ruine. À moitié enfoncé dans les rives marécageuses du fleuve Columbia, habité à présent par des animaux de toutes sortes, quelques arbres vaillants et à présent, une humaine à l'équilibre douteux, il est un refuge pour ceux qui savent le trouver.

Et quand j'inspire un grand coup, m'imprégnant de l'air humide et terreux qui empeste les lieux, je trouve enfin la réponse à la question de Brian Cassey.

L'amour est la solitude que l'on enferme dans une boîte, à la fin d'une longue journée de douleur.

- Boîte, boîte, boîte.

Ma voix ricoche entre les parois du bateau et alerte quelques oiseaux qui s'envolent à travers les trous, laissés par l'érosion. J'enfonce mon menton dans le col de mon imperméable noir et soupire en retrouvant mon chemin entre les couloirs. Il n'y a bien sûr plus aucune lumière depuis bien longtemps et avancer devient bientôt impossible.

Je suis censée avoir peur. Comme n'importe quel autre humain, je devrais avoir un minimum d'instinct et ne pas m'aventurer dans ces lieux qui peuvent s'en prendre à ma vie.

Les plafonds et les sols peuvent s'effondrer à n'importe quel moment. Le bateau pourrait tanguer un peu plus dans la rivière et sombrer, me piégeant alors dans une mort aussi certaine et douloureuse qu'elle promet de l'être.

Once, We Flew.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant