Chapitre 3

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           C'était maintenant la nuit, une fois encore ; Silice avait laissé filer le reste de la journée en se liquéfiant dans le travail : en vain. Ça ne voulait pas rentrer. Il lui suffisait d'un instant de relâchement, d'une seconde de déconcentration pour que les 70 centimètres qu'elle était parvenue à s'insérer ressortent - jaillissant de son rectum avec la force d'un bouchon de champagne, tel un serpent lubrifié devenue queue de plastique ; et il fallait tout recommencer ; centimètre par centimètre ; telle une Prométhée moderne entortillée dans son labeur.

Lorsqu'elle gémit une dernière fois, aux alentours de minuit, après un ultime essai infructueux à 75, elle épongea son corps enduit d'une fine pellicule de sueur, se vêtit d'un hoodie et décida de prendre l'air sur le toit terrasse de l'abris poubelle près duquel elle avait élu domicile. Il allait être bientôt l'heure.

Dehors, l'air était moite et suffocant, mais c'était préférable au microclimat tropical qui régnait chez elle depuis le début de l'aprèm ; les carreaux dégoulinaient encore de condensation sous le souffle des efforts.

Silice était une bosseuse. Elle le savait. Et bientôt, très bientôt, elle obtiendrait ce qui lui était dû : la récompense pour tous ses sacrifices. Elle avait peu d'amis, peu d'interactions sociales. C'était le prix à payer pour devenir une étoile des réseaux. Elle n'avait jamais eu de véritable petit copain, ce que tout le monde ignorait - y compris sa mère. Silice frémit à cette pensée : il était désormais trop tard, mais demain, oui demain, elle réunirait son courage et lui rendrait visite pour qu'elle lui prête le mystérieux sous-titreur. On ne naissait pas femme, on le devenait. Elle resserra son peignoir et chancela sur la taule, jusqu'à son petit coin secret : un endroit sans voisins ni hommes, ni Suiveurs ; un endroit juste à elle, où nul ne viendrait interrompre ses méditations. Elle souleva l'enchevêtrement de vieilles bâches rapiécées et s'engouffra dans la petite hutte dont la voûte était percée d'un large trou permettant l'évacuation de la fumée et surtout : d'admirer les lueurs de la Ville Haute. Il allait être bientôt minuit et Silice n'aurait manqué pour rien au monde son rendez-vous habituel. Elle retourna le bidon métallique qui gisait à l'envers et vida la cendre en contrebas, dans la ruelle, là où une meute de chats s'affairaient à dépiauter les restes d'un chien de petite taille. La Nuit était belle. Silice déploya son parasol à armatures renforcées presque au moment où une canette de coca-cola s'abattit avec fracas quelque part sur sa droite. En haut, les lignes de fuite multicolores se désagrégeaient dans un océan de néons avant de se réunir, loin, trop loin, contre un minuscule cercle d'obscurité absolue. Il était criblé de points blancs.

« Les'zétoiles, songea-t-elle avec assurance.

Autour s'aggloméraient les cimes des plus éminents gratte-ciel de l'immense Cité. Que de fêtes magnifiques il devait y avoir là-bas, se dit-elle (dans les grandes lignes) avant de serrer les poings : « Connards, salauds, fils de pute. » Silice vérifia une fois encore son nombre de Suiveurs, lequel n'avait pas évolué d'un pouce depuis tout à l'heure, même après la diffusion de son workout de l'aprèm.

Mais tout allait bientôt changer - en fait dès le lendemain, lorsqu'elle aurait récupéré le sous-titreur. Plus bas, dans la ruelle, sur le plancher des vaches comme l'appelaient ces enculés de Hautiste, un véhicule fit un écart pour rouler sur une demi-douzaine de ces charognards de matous. Ici-bas, les chats de rue étaient des animaux craints ; des prédateurs pour les enfants en bas âge ou familiers de petite taille. Rien à voir avec ces bestioles languides que l'on voyait dans les publications d'Influenceuses Hautistes.

Silice hurla sur le chauffard. L'odeur allait se répandre et perdurer jusqu'au mercredi suivant ; jusqu'à la prochaine mise en service des pâles de nettoyage. Les râles d'agonie de plusieurs des bêtes ayant partiellement survécu mais dont le membres avaient été broyés s'élevèrent et elle se demanda jusqu'à quel étage il était possible de les entendre. Le quinzième ? Le gros du trafic routier ne commençait qu'à partir du trentième. En dessous, peu de citoyens avait les fonds pour se payer une automobile - indigence qui leur offrait le privilège de vivre dans un silence relatif. Vers le Trentième, les turbines commençaient à se faire entendre, les portières à claquer...

Bouton de RoseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant