Chapitre 5

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Il aurait été impossible de se souvenir qui avait eu l'idée des sous-titreurs – parce que vu d'aujourd'hui, l'hier n'était qu'un vaste abysse sans écho. Silice brancha l'engin et attendit. Ces appareils étaient apparus peu de temps après que le taux d'analphabétisme de la population eut franchi le seuil des 50%. La définition du mot avait été entre temps modifié ; il ne s'agissait plus d'un « individu ne sachant ni lire ni écrire » - ce qui aurait été une chose dénuée de bienveillance et donc très peu hyperdémocratique à dire. Non, il s'agissait désormais d'une « personne ayant des difficultés à saisir le sens d'un texte », ce qui le rapprochait certes « d'illettré », mais ce dont on s'était accommodé en supprimant le mot (au demeurant lui-même si peu hyperdémocratique).

Mais il avait fallu créer des appareils pour que la population ne perde pas de vue toute trace de ses états antérieurs. Reliés aux réseaux, les ratissant en permanence, les modules de sous-titrage recoupaient les informations disponibles, harponnaient des définitions complexes pour les rendre compréhensibles par tous, concassaient en quelques lignes des concepts obscurs qu'il aurait fallu jadis des tomes entiers pour couvrir, résumant des résumés de livres et mixant le tout pour offrir à leurs usagers la meilleure compréhension possible de tous ces vilains assemblages de mots qui gisaient à l'ombre des pages de ces maudits livres.

Oui, ces engins étaient d'ingénieuses inventions. D'une beauté froide, innocente et angélique. L'appareil émit un drôle de cliquetis lorsque Silice revint au « salon » après avoir sorti de sa cachette l'ouvrage subtilisé. Il était écrit sur la couverture « Le deuxième sexe », titre qui ne l'aurait guère impressionné, si elle n'avait été déjà au fait de la sulfureuse réputation de son auteur : Somone de Beauvoir. Somone avait été en son temps, à l'époque lointaine de la Grande Inquisition, une redoutable Clairvoyante. Elle avait certes fini sur les grands bûchers hyperdémocratiques mais la sorcièreétait entre temps parvenue à véroler le crâne de toute une génération de jeunes femmes, perdues pour la cause, et le mal devait perdurer des décennies encore, jusqu'à être éradiqué par les Influenceuses, les Monteurs, et les jurys populaires de la Grande Inquisition.

Silice brûlait d'excitation à l'idée d'avoir mis la main sur l'un de ces ouvrages maudits ; une relique d'autrefois. Comme elle se plaisait à « ima-giner » le retentissement que pourrait avoir sur les réseaux une publication à son sujet. Une publication très hyperdémocratique et dénonciatrice, est-il besoin de le préciser ? L'espace d'un instant elle caressa même une pensée folle : celle que Medusa pourrait en prendre connaissance, que cela pourrait attirer sur elle son attention et qui sait... ses faveurs ? N'était-ce pas là le rêve de toute Influenceuse ? de toute femme de profession féminine ? En fait de toute personne ? Silice avait tant de choses à exprimer, bien enfouies à l'intérieur, elle le savait, elle n'était pas comme toutes les autres.

Le sous-titreur interrompit son vrombissement, après que le pointeur soit parvenu au bout du premier paragraphe, et lut d'une voix asexuée :

« J'ai longtemps hésité à écrire un livre sur la femme. Le sujet est irritant, surtout pour les femmes ; et il n'est pas neuf. La querelle du féminisme a fait couler assez d'encre, à présent elle est à peu près close : n'en parlons plus. » - ce à quoi Silice n'entendit pas grand-chose. Mais c'était sans compter sur le sous-titreur qui se proposa d'approfondir pour elle. La jeune femme y consentit bien volontiers et l'engin moulina quelques secondes avant de reprendre, mais d'une voix très différente, celle-ci masculine et secrètement injonctive :

« Somone de Beauvoir exprime ici l'idée réactionnaire, véritable clef de voûte de la littérature Clairvoyante, que le combat des femmes est maintenant achevé parce que celles-ci ont de toute manière déjà pris le contrôle, je cite « (...) la querelle est close. » Elle exhorte aussi les femmes à rejoindre leur cabale silencieuse et invisible permettant au deuxième sexe de maintenir leur état de domination le plus secret possible et cloisonné aux murailles d'un royaume invisible, un empire à l'envers, je cite « (...) n'en parlons plus. » Une puissante injonction au complot échafaudé par les Clairvoyantes. »

Silice acquiesça en silence et pensa que c'était là quelque chose de lourd qu'elle tenait entre les mains. D'obscurs concepts bien peu hyperdémocratiques avec lesquels elle pourrait percer. Après tout, un peu de subversion ne pouvait faire de mal tant qu'elle l'étrillait et surtout, ne dépassait pas le threshold, la soupape de sûreté des réseaux. Medusa elle-même jouait régulièrement avec leur limite.

Le sous-tireur reprit la lecture d'un ton monocorde :

« (...) Jusqu'ici les possibilités de la femme ont été étouffées et perdues pour l'humanité et il est grand temps dans son intérêt et dans celui de tous qu'on lui laisse enfin courir toutes ses chances. »

Le sous-titreur marqua une pause comme pour lui laisser le temps de s'imprégner de quelque annonce terrifiante ; que les mots se frayent un chemin entre les parois vitrifiées de son imagination transie. Mais Silice n'eut aucune réaction, attendant juste que l'appareil lui sous-titre le passage, ce qu'il fit bientôt d'une voix sentencieuse :

« Somone évoque ici l'un des préceptes des Clairvoyantes ; celui de pouvoirs très profonds et anciens qui font d'elles les sorcières que nous avons vaincues. Sa caste prétendait qu'il sommeillait en chaque femme un pouvoir enfoui, infini, et qu'il leur appartenait de réveiller pour dominer le monde, je cite : « Jusqu'ici les possibilités de la femme ont été étouffées et perdues. » Les Clairvoyantes croyaient en l'avènement d'un vaste changement de paradigme qui chamboulerait les fondations mêmes de notre société hyperdémocratique, je cite : « Il est grand temps de lui laisser courir enfin toutes ses chances. »

Silice en resta bouche-bée. Elle calculait déjà l'impact que cela pourrait avoir sur les réseaux... Cela lui avait donné tant d'idées et elle se sentait prête à en faire bénéficier tous ses Suiveurs. Elle avait tant de choses à dire, tant de points à critiquer, de thèses à démonter dans ce qu'elle venait d'entendre. Comme elle haïssait Somone et ses consœurs Clairvoyantes, ces sorcières d'autrefois et leurs vieux fantasmes de domination si peu hyperdémocratiques - c'était du moins l'avis général des réseaux d'après ce que venait de lui traduire le sous-titreur.

L'appareil lui demanda si elle souhaitait poursuivre son étude du texte mais Silice estima qu'elle en savait bien assez et débrancha l'appareil qui lui proposa, avant sa mise hors-tension de faire un point sur ses publications et comment les améliorer, ce qu'elle refusa avec un rictus - la seule idée qu'une stupide machine puisse l'influencer lui paraissant inepte. Silice avait sa propre idée des choses et elle comptait bien désormais faire les tendances plutôt que de les suivre. Elle avait mis la main sur un artefact Clairvoyante regorgeant de saloperies si peu hyperdémocratiques dont elle pourrait s'offusquer à la vue de tous sur les réseaux - tout en faisant ainsi la démonstration de ses lumières. Elle allait mettre à bas tous les vilains préceptes de cette Somone. Elle allait percer après tous ses efforts... enfin ! elle le sentait, elle le savait, et cela la conforta dans l'idée que oui : « on ne naissait pas femme, on le devenait. »

Bouton de RoseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant