Chapitre 4

9 1 0
                                    


       Le lendemain, à l'envers, Silice s'était donc rendue chez sa reum où le plan s'était déroulé à peu de choses près comme prévu. La jeune femme était ressortie un quart d'heure plus tard, le sous-titreur dissimulé sous son hoodie.

En claquant la porte, sa mère l'avait traitée de catin, d'incapable, ce qui faisait ses affaires car cela lui conférait une bonne excuse pour ne pas lui rendre visite avant longtemps. Cela l'aiderait du moins à ne pas trop culpabiliser. Juste avant cela, les deux femmes avaient eu un de leurs échauffourées habituels, un de ceux où la harpie lui vociférait dessus à s'en rompre les cordes vocales, à en faire trembler les cloisons de la chaumine, posée à même le plancher des vaches, comme une sinistre maison de poupée faite de matériaux de récupération. Les voisins ne s'en préoccupaient pas ; ils étaient eux-mêmes si accaparés par leurs propres engueulades, si absorbés à faire vibrer les murs de leurs propres taudis.

La Mère se faisait beaucoup de soucis pour sa fille. Mais son âme était prise en étau dans une bien curieuse dualité : d'une part elle souhaitait plus que tout au monde la voir réussir dans la vie, devenir une femme accomplie, s'élever en société, en gravir les échelons et déménager plus haut dans les étages, à travers la jungle, jusqu'à sa canopée du centième étage, traverser le nuage de pollution, qui sait jusqu'aux cimes de la Ville Haute ? - et en même temps, une autre partie d'elle-même, très ensevelie, mais qui parfois tonnait comme un volcan désirait par-dessus tout la voir échouer ; qu'elle croupisse et demeure coincée sur le plancher des vaches - avec elle - juste pour se conforter dans son propre échec bien des années plus tôt, quand elle était encore belle et avait eu sa chance ; se persuader que les choses étaient immuables. Oh comme elle avait besoin de le contempler de ses propres yeux pour en être certaine : l'échec de sa progéniture.

« T'pas 'ssez de Suiveurs, avait-elle aboyé avant que Silice ne déguerpisse - sans même s'apercevoir de la drôle de forme dépassant de son hoodie. Paplu d'0,5% d'plu qu'la s'maine der ! T'dois cravacher plus, meuf ! Fo en v'loir ! S'tir les dents !

Dans les grandes lignes la mère lui avait reproché de ne pas travailler assez fort, ce qui avait mis le feu aux poudres. La jeune femme souffrait encore de sa séance d'hier et elle était à court d'antidouleurs ; elle s'était massée la fesse droite, avait prétexté une envie pressante et fait mine de se rendre aux « toilettes » (c'était le nom accordé avec une certaine indulgence à la petite pièce au bout du couloir dont le lino avait été percé d'un trou), tout cela pour mettre la main sur le sous-titreur, rangé dans une armoire adjacente, et déguerpir.

Pour rembobiner encore un peu, les deux femmes en étaient arrivées à cette situation fâcheuse lorsque, quelques minutes avant, Silice avait fait l'erreur d'évoquer Lilly, que sa mère citait en exemple chaque fois que l'occasion se présentait, admirant son éthique de travail, sa dévotion à la tâche. La jeune femme s'était bien sûr défendue en arguant que « Bouton de rose » disposait sans doute de facteurs génétiques très favorables (en d'autres termes que ceux proposés ici) parmi lesquels un « trou de balle formidablement élastique » et la mère (qui l'avait bien sûr pris pour une attaque personnelle) lui avait alors rétorqué à peu de chose près un truc comme quoi les excuses étaient le refuge des faibles, qu'il fallait qu'elle se « f'cus » (se concentre) davantage, abandonne ses idées saugrenues de publications « nouvelles », et c'était à peu près là que la conversation avait dérapé, car la mère avait bien sûr touché une zone sensible ; elle était au fait des velléités récentes de sa fille, concernant les contenus « alternatifs » qu'elle aurait souhaité mettre en avant afin d'attirer un nouveau pan de Suiveurs. Une audience plus sophistiquée. Mais il ne s'agissait pour la mère que de sottises d'enfant gâtée ; il lui fallait mûrir ; qu'elle se durcisse la couenne. On ne naissait pas femme, avait-elle affirmé lorsque Silice s'était mise à évoquer ce fameux « livre » soi-disant prêté par une amie. On le devenait. Les livres - la mère le savait - pour avoir connu alors toute petite fille la Grande Inquisition contre les Clairvoyantes, étaient des objets pénibles et dangereux.

Pénibles car ils étaient remplis de toutes ces choses obscures impossibles à saisir - pour cela il fallait un sous-titreur ; le genre de celui que lui avait laissé granny avant d'être prise et jetée sur le bûcher.

Dangereux pour les raisons qui venaient d'être évoquées ; les parcourir pouvaient vous mettre de vilaines idées en tête ; vous attirer des ennuis. C'était le boulot de ces drôles de types planqués dans la Ville Haute, les Monteurs de se les coltiner et en extraire la pulpe en venant à bout de leurs messages cabalistiques. Granny avait fait l'erreur d'en traduire un et les conséquences étaient connues de tous ; la chaleur dévorante des braises rougeoyait encore sur les joues de la mère quand elle fermait les yeux et repensait au grand bûcher sur lequel elle l'avait vu disparaître ; cela et le fait que grannyavait noirci le nom de la famille d'un opprobre indélébile. Dans les ruelles du plancher des vaches, il arrivait encore à la mère de sentir les flammes d'un doigt inquisiteur, tison anonyme chastement brandi vers elle. Non, il n'était pas question que sa fille fricote avec ces saletés de livres gonflés de dingueries réactionnaires. Elle se fit même la réflexion que sitôt après son départ, elle sortirait le sous-titreur de l'armoire et irait l'enterrer à quelques pâtés d'immeubles dans l'ancien complexe industriel d'Ibuk, les vieilles usines Renault où son homme avait sué jusqu'à leur fermeture ; avant d'être fauché par un canapé de cuir véritable en provenance directe de la Ville Haute. « Foutus déménageurs, songea la mère en versant une petite larme. Le canapé, lui, s'en était sorti miraculeusement indemne. Le vieux cuir avait croassé lorsqu'elle s'était justement levée pour répondre à la porte.

Qui venait l'emmerder un jeudi matin de si bonne heure ? Coup d'œil dans le judas. Juron en y voyant sa gourde de fille se dandiner d'une jambe sur l'autre. Elle s'était empressée de lui ouvrir :

« 'lut toi. T'vins voir ta p'tiote ? »

« B'jour mama... »

Les pleurs de la petite résonnaient depuis l'autre bout de la masure, entrecoupés du tapage des voisins s'efforçant de se rendormir.

Dix minutes avant, Silice s'était éveillée, une drôle d'impression lovée à l'arrière du crâne ; repensant aux mots de Medusa qu'elle avait cru entendre la veille... était-il possible qu'elle ait fait un... rêve ? Elle s'était habillée pour rendre visite à la matrone. Par la fenêtre, le jour n'était pas encore levé. Un froid glacial suintait des encoignures de la maisonnette. Silice aimait cela. L'immense Cité ne commençait qu'à émerger de sa courte sieste. La nuit était encore profonde, aussi vierge qu'une page blanche. Ouverte sur l'océan des possibles. Elle s'était rendue chez sa reum à reculons ; elle s'était dit que marcher à l'envers devrait faire passer le temps plus vite. 

Bouton de RoseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant