Chapitre 6

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      Quelques mois plus tard, disons-le clairement : Silice n'avait toujours pas percé

Pire : sa base de Suiveurs s'était corrodée. 

Pour reprendre les choses dans l'ordre, quelques jours après sa traduction du « Deuxième Sexe », et la mise en ligne de ses nouvelles publications, Silice avait constaté une sensible augmentation ; faible, médiocre, effroyablement décevante, ce qui l'avait plongée dans une torpeur méditative, puis, du soir au matin, ce nombre s'était mis à dégringoler subitement lorsqu'un groupe d'Influenceuses Hautistes tombées dessus par quelque mystérieux hasard algorithmique, s'étaient mises en besogne de rabrouer tout son travail. Cela n'avait rien eu de fracassant, aucun buzz particulier - ce dont Silice aurait au moins pu tirer parti - non, le blitz avait été d'une froide effectivité ; un démolissage en règle et, pour des filles comme elles, l'affaire de quelques secondes, le tout sans qu'elles n'en tirent rien de plus que d'apporter une fois encore au gouffre intarissable des réseaux la preuve de leur bonne conscience hyperdémocratique. Sans doute avaient-elles tout oublié le lendemain, une heure après leur sieste quotidienne. Silice, elle, s'était réveillée avec un goût de merde dans la bouche, les vestiges de ce qu'elle avait toujours considéré comme son œuvre, son empire de sable, réduit en cendres à ses pieds.

Elle s'était bien rendue chez sa mère mais la vue de son enfant ne lui avait pas apporté de réconfort et était donc repartie presque aussitôt, après lui avoir donné le sein, sous les pleurs qui, au travers des cloisons, ressemblaient aux plaintes d'un petit animal inconnu et l'avait hanté tout le chemin du retour.

Pire encore : son amie, Lilly était parvenue quelques jours plus tard, projetant une ombre supplémentaire sur son échec, à franchir la barre symbolique des 110 cm ; sorte de muraille infranchissable, véritable Nanga Parbat sur lequel nombre de leurs consœurs s'empalaient des années durant jusqu'à tirer leur révérence et prendre leur retraite, aux alentours de dix-huit ans, l'âge où débutaient en général leurs complications rectales.

Cela ne s'était pas fait sans efforts ; sans larmes ni halètements, sans un décalitre de vaseline et cinq boîtes de kleenex imbibés de sang, mais Lilly était une performeuse ; une artiste bénie parvenue à la pleine maîtrise de son art ; le genre qui n'émergeait qu'une ou deux fois par mois sur les réseaux. Il s'y murmurait d'ailleurs qu'elle travaillait déjà à une autre performance plus étourdissante encore :

« ... s'doute dans quèk'jours j'viserai 'core pus haut, avait-elle déclaré à ses Suiveurs en ajoutant qu'elle ne devait pas se « relâcher » - terme technique signifiant qu'il lui fallait « battre le fer tant qu'il était encore flexible et détendu » - et même si aucun chiffre n'avait été avancé de manière officielle ou explicite, c'était bien naturellement que les regards avides des Suiveurs avaient convergé sur la cime vertigineuse des 120 centimètres, apex auquel peu d'entre elles s'étaient déjà frottées (et que seul un nombre encore plus infime était parvenue à franchir sans encombres). Un nouveau sommet qui - Lilly en avait bien conscience - constituait le sésame ultime pour percer enfin.

Silice avait suivi tout cela du coin de l'œil, l'estomac noué - comme de coutume chaque fois que son amie s'attirait l'attention des réseaux.

À sa rancœur étaient venus s'agréger les nouveaux messages de cette étrange bonne femme tout de blanc vêtu, laquelle avait renouvelé sa proposition de la lui révéler un moyen de voir Medusa. La condition, elle, demeurait identique. 125 centimètres.

« Pas un de plus, et surtout de pas un de moins, avait susurré l'odieuse bonne femme dans le combiné.

Un continent inaccessible. Acmé que nulle n'avait jamais atteint. La seule pensée de ce chiffre vertigineux suffisait à lui faire serrer les dents de douleur - c'était à peine si, au cours du mois passé, Silice était parvenue une fois ou deux à tutoyer la frontière des 80. Que dire alors de 45 centimètres supplémentaires ? C'était un objectif inatteignable. Elle avait certes entendu des rumeurs selon lesquelles une poignée d'Influenceuses des alentours du cinquantième étage avaient performé en approchant des 122, mais Lilly prétendait que ça n'était que des légendes urbaines, des bruits de canalisation comme on les appelait ici-bas.

« Alors ? Quelle est votre réponse Silice ? avait chuchoté la femme de son accent insupportable de pétasse Hautiste, le ponctuant d'un vilain rire qui lui faisait penser à de la grêle sur une plaque de taule.

Silice avait vérifié une fois encore son nombre de Suiveurs, avait comparé ce même nombre une semaine plus tôt, avant qu'elle ne se mette à publier des trucs sur le livre et, au terme d'un calcul simple mais qui lui avait pris du temps, soupiré :

« J'v'voir. »

Un soupir (d'aise cette fois) lui avait fait écho dans le combiné et une seconde plus tard, la salope avait raccroché.

Silice n'arriverait jamais à 125 centimètres. Elle en était consciente. Pas dans cette vie, pas avec ce corps, pas avec ce trou de balle ; mais elle songea aussi qu'il n'était pas nécessaire que cet exploit soit accompli par elle... en personne. Beaucoup d'Influenceuses utilisaient après tout des pallakès ou modèles de substitution pour corriger les parties de leurs corps dont elles étaient le moins satisfaites. Grâce aux technologies d'incrustation vidéo, les Suiveurs n'y voyaient que du feu - ou du moins ; faisaient semblant de ne pas se rendre compte du subterfuge - ; un des mécanismes de protection parmi les mieux lubrifiés de leur inconscient ; l'un des nombreux à se mettre en branle chaque fois que leur innocente salacité se voyait mise à l'épreuve.

Oui... Le plan s'assembla dans sa tête. Elle se dit qu'il lui fallait mettre la main sur une personne capable d'envisager une telle prouesse. Et tout en sachant déjà fort bien qui était cette personne, Silice louvoya plusieurs minutes autour de la question, faisant mine de passer en revue son interminable liste de relations.

Il lui fallait trouver une performeuse, quelqu'un qui comprendrait sa démarche, son obsession pour Medusa et accepterait de s'y plier, en faisant preuve de solidarité féminine, en encaissant le coup à sa place - chacun des 125 centimètres exigés. Quelqu'un avec le doigté nécessaire. Il lui fallait quelqu'un de très spécial... Il lui fallait... une véritable amie

Bouton de RoseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant