Chapitre 2 - Exil

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Le bateau fendait la mer grise, ourlée de blanc, ballotté comme un fétu par les vagues puissantes d'une journée d'hiver. Il y avait peu de passagers sur le ferry. Normal en cette saison et pour cette destination lointaine.

Chrysos serra les poings avec rage. Les Panagiotis se débarrassaient de lui, tout simplement. Après l'avoir brimé, opprimé, enfermé, ils l'expédiaient. En exil. A l'autre bout de la mer Egée, sur cette île dont il n'avait entendu le nom qu'hier, au moment du départ. Le jeune homme jeta un coup d'œil à la dérobée à côté de lui, sur le pont noyé par les embruns.

Il était là. Le chevalier du Sagittaire.

L'homme qui était venu l'emmener à la demande de Sophia Panagiotis, pour l'écarter, pour éviter le scandale. Un homme âgé, à la peau sombre et aux cheveux crépus argentés et tressés de perles de métal brillantes, mais qui semblait illuminer l'endroit où il se tenait par un phénomène que Chrysos ne s'expliquait pas.

Comme elle.

oOo

Un visage à la peau ambrée et aux grands yeux de jade miroitant ourlés de cils interminables. De longs cheveux de nuit qui dansent dans le vent et forment des volutes légères et féeriques sur le ciel embrasé d'un coucher de soleil, sur la plage de la maison de Sophia Panagiotis. Un sourire de lumière qui se creuse de mille fossettes et une radiance incroyable qui illumine le crépuscule bien davantage que l'astre mourant derrière.

« Je t'aime Chrysos. Je t'aime. Partons tous les deux. Retrouve-moi demain soir ici et enfuyons-nous. Je ne veux pas me marier avec ton frère. J'en mourrais, si cela arrivait...»

Une main chaude et douce qui se glisse dans la sienne et le rapproche d'elle. Deux bras gracieux qui se referment sur lui et un corps jeune et souple qui se presse contre le sien. Son odeur de fleur qui lui monte à la tête et la rondeur de ses seins contre sa poitrine. Le baiser. Les mains qui défont les vêtements, doucement d'abord, puis de plus en plus vite, avec faim, avec frénésie.

« Aime-moi Chrysos ! Donne-moi une petite partie de toi, que je te garde en moi quand tu ne seras pas là. »

Héléni...

oOoOo

Le jeune homme ferma les yeux sous la douleur vive et brûlante qui le traversa soudain. Il ne devait pas penser à elle. Il ne devait plus. Sophia avait été très claire. Il ne la reverrait jamais. Elle allait épouser Acrisios. Elle n'avait pas le choix, le mariage était arrangé depuis des années déjà entre les deux héritiers. Lui, il n'était qu'une erreur de parcours, il devait disparaître.

Une fois de plus, la rage incandescente le saisit et il voulut se détourner du bastingage et s'éloigner, mais une main solide le cloua sur place.

« Non. Tu ne vas nulle part. Tu ne t'appartiens plus. Ta liberté est au Sanctuaire. C'est le prix du sang.

- Je n'ai tué personne !

- Uniquement par chance. Tu étais prêt à le faire. Et tu as fait des dégâts. Il faut réparer.

- Alors quoi ? Je dois payer, c'est ça ? Putain, mais dans quel monde vous vivez, vous ? A quelle époque vous appartenez ? On est au vingtième siècle et j'ai des droits !

- Non. Tu ne dois pas payer. Tu dois apprendre.

- Apprendre ? Mais de quoi vous parlez ?

- Apprendre à maîtriser ton cosmos, pour ne plus faire de mal involontairement. Si tu avais fait ce que tu as fait consciemment et en maîtrisant ta force, alors oui, le Sanctuaire aurait été sans pitié.

- Quel Sanctuaire ? Le cosmos ? Je pige rien à ce que vous racontez ! J'ai l'impression d'être passé dans un autre monde depuis trois jours ! Je ne comprends rien... »

Chrysos se prit la tête dans les mains, dans un geste dérisoire de protection, sous le regard sombre et inflexible de son garde. Qu'aurait-il dû faire ? Pourquoi les choses avaient-elles ainsi basculé ? Les événements tournoyaient sans répit dans sa tête, se heurtaient, tentaient de s'organiser, de suivre un plan, un schéma, un ordre. En vain. Le chaos régnait en lui.

Comme un kaléidoscope infernal, les images se mêlaient les unes aux autres. La plage dans le crépuscule et la silhouette fragile dans la pénombre. Le bonheur de la serrer dans ses bras et de se dire qu'ils ne se quitteront plus. Et soudain le cauchemar qui commence. Les six hommes qui font irruption, envoyés par son père pour ramener sa fille à la maison. Comment ont-ils su ? Il n'y aura sans doute jamais de réponse à cette question...

Les images deviennent plus violentes. La bagarre. Les coups et les cris d'Héléni que deux hommes entraînent malgré sa résistance. La détresse et les larmes dans les yeux de jade... Et la force, soudain. Ce souffle de tempête qui semble surgir de sa main tendue vers elle et se précipiter en ouragan hurlant vers ses ravisseurs et ses assaillants. Le vent puissant qui émane de lui emporte tout ce qui se trouve sur son passage.

La scène irréelle et le silence invraisemblable face à la dévastation. Il les a balayés, tous. Les envoyés du père. Héléni aussi. Ses yeux sont clos et il tombe à genoux à côté d'elle. Il sanglote, étreint par la panique aux doigts de glace. Sa main caresse la chevelure de nuit. Les longs cils noirs papillotent et elle ouvre les yeux. Le soulagement s'abat sur lui. Mais le visage aimé se déforme d'angoisse, les yeux de jade s'agrandissent démesurément et Héléni hurle. Son crâne explose de douleur et une violente lueur orangée efface sa vision, avant que le noir et le silence ne le happent.

La tête toujours dans les mains, emporté par ce navire ballotté par les flots, Chrysos poussa un gémissement douloureux. A son réveil, Il était là. A côté du lit, en discussion avec Sophia. Ils parlaient à demi-voix, il ne les entendait pas. Mais au regard de triomphe haineux que la grand-mère Panagiotis lui avait lancé en partant, il avait compris qu'elle tenait le moyen de se débarrasser de lui.

Il releva la tête vers le bastingage et la mer, au-delà, se déchaînant en vagues puissantes sous le vent froid. Une côte se dessinait à l'horizon. Escarpée et verticale. Une falaise minérale sombre plongeant impitoyablement dans la mer. A mesure que le bateau approchait, les contreforts rocheux acérés et inhumains se dressaient. Prêts à le broyer.

Sophia avait gagné.

oOoOo

« Chrysos, courrier !

- Oh la chance ! Moi je ne reçois jamais rien.

- Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne nouvelle.

- Pourquoi tu dis ça ?

- Parce que la lettre vient de mon frère et il ne m'a jamais donné de bonnes nouvelles.

- Alors ?

- ....

- Chrysos, tu es tout pâle ? Quelque chose ne va pas ?

-... Non... Ça va... Mon frère a eu un fils.

- Celui qui s'est marié il y a sept mois ? Ben, ils n'ont pas traîné, sa femme et lui ! Ou alors, elle était enceinte avant le mariage. Comment s'appelle l'enfant ?

- Il s'appelle Aiolos.

- Le dieu des vents ? C'est un beau nom.

- La pause courrier est terminée ! Regagnez vos rangs et vos exercices !

- Oui, Maître !

- A l'entraînement, apprentis ! Chrysos, va te passer un peu d'eau sur le visage. »

Et la main à la peau sombre pesa avec compassion et une certaine forme de tendresse sur l'épaule de Chrysos, tandis que les yeux du jeune homme s'emplissaient de larmes amères et qu'il courbait la tête en poussant un cri de douleur muet.

« Un nom prédestiné, je pense. Sa mère a bien choisi. »

Iéranissia au quotidien - Saint SeiyaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant