Lu mouòrt son veritablamen mouòrt coura li avès denembrat.
Les morts sont véritablement morts quand vous les avez oubliés.——————
Hautes-Alpes, 1745
——————Ils étaient bien là. Il les avait aperçu à travers les reflets de l'eau cristalline.
Tout d'abord, il n'avait vu que quelques minuscules points noirs se mouvant rapidement entre les galets. Puis, les pieds nus et son pantalon à la toile usée relevé jusqu'aux genoux, il était entré dans l'eau froide de la rivière avec un léger frisson d'appréhension. En s'approchant tout doucement pour ne pas les faire fuir. Plissant les yeux, il les avait distingué plus précisément. Malgré le léger courant qui ridait la surface de l'eau, il avait pu détailler leurs grosses têtes lisses affûtées d'une courte queue qui remuait à un rythme effréné. Un léger sourire carnassier était apparu sur son visage alors qu'il avait continué à s'avancer lentement vers les gesticulants têtards.
C'est qu'il était sûr de gagner cette fois-ci, même Mathurin n'en avait jamais attrapé autant. Et, avec ces trois-ci, cela lui en ferait vingt-quatre en tout, un record, pensait-il en jubilant intérieurement.
L'enfant était proche du but, il se forçait à garder son calme et à ne pas faire de mouvement brusque. Il sentait pourtant poindre l'excitation et l'euphorie de la victoire lui picoter le bout des doigts. A cet instant précis, une sourde impatience glissait sous sa peau suivant le long de ses nerfs tel un serpent pernicieux, mais son esprit luttait et il se gardait de toute précipitation. Même alors qu'il repensait au temps précieux qu'il avait perdu en cette fin de journée, avant son arrivée au court d'eau, à l'endroit même où la berge d'élargissait pour créer un petit bassin ombragé dans lequel les grenouilles avaient l'habitude de se regrouper. Son coin secret.Après avoir rempli les tâches quotidiennes que son père lui confiait à la ferme, il avait dû se rendre au village chez Jacques, le maître ferronnier et maréchal ferrant, pour faire réparer la grande faucille. Il avait donc malheureusement été obligé d'attendre que ce dernier finisse de s'occuper de cette maudite lame, l'outil préféré de son paternel, sa fierté, même. Et pour couronner le tout, il avait dû écouter le sempiternel discours sur l'art de la ferronnerie et le bon usage des outils que Jacou avait l'habitude de déclamer à tout va. Il serait libéré de ses obligations de la journée seulement après cette dernière tâche accomplie, lui avait bien précisé son père, le matin même, avant que ce dernier ne parte aux champs. Enfin, l'enfant serait alors autorisé à profiter d'un court temps libre avant de rentrer pour souper.
- Vois-tu ? un bon travailleur sait respecter son outil en veillant à faire les bons gestes pour obtenir le meilleur de celui-ci. Tout en ne l'usant pas trop, évidemment. Si ton père le tenait plus bas, la lame serait alors déséquilibrée et risquerait de riper sur le sol. Ce qui ne manquerait pas de lui asséner de minuscules fissures qui seraient alors difficiles à limer sans perdre de la finesse du fil, lui avait expliqué l'artisan, faisant une pause dans son exposé.
- Ici, regarde petiot ! Tu vois comme la lame est usée mais pas rongée ou pire fissurée ? Ton père s'y connaît, ça c'est évident. Il sait préserver au mieux sa faucilha ( grande faucille) ainsi que son dos. Sans parler de la dépense, pour ça, c'est sûr. Refaire une lame lui aurait coûté plus ! avait conclu l'homme, mi-amusé, mi-dépité.Après cette première leçon terminée, le massif et rougeoyant bonhomme avait enchainé de plus belle sur un autre sujet de sa voix tonitruante. La même que le pauvre meste de la chapelle du village était obligé de supporter durant les champs liturgiques de l'office dominical. Tout en continuant son monologue, l'artisan avait disposé la longue lame sur l'enclume qu'il avait lui même fabriquée. Pas une plantée directement au sol, non, le maitre forgeron avait préféré l'installer sur un billau de bois bien stable et l'avait nommé amoureusement sa « durette ». Il était fier de son savoir-faire qu'il savait rare, mais aussi indispensable à la paysanerie. Son expertise était un trésor et beaucoup d'hommes des villages des environs venaient jusqu'à Vière uniquement pour lui confier leurs outils. Mais Jacou était encore plus fier de son marteau qu'il avait empoigné de son bras musclé, pour commencer le martelage de la longue lame. Le lourd outil, également de sa conception personnelle, avait été façonné avec une légère courbure et l'homme s'en servait pour battre consciencieusement le métal afin de l'écraser et ainsi rendre la partie coupante la plus fine possible. Le regard perçant qu'il lançait au fil de la lame et les traits tendus sur son visage témoignaient de sa concentration tout le long du fastidieux processus. Ensuite, se redressant, son visage s'était inconsciemment détendu alors qu'il s'apprêtait à passer la lame sur une pierre humide.
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Les larmes du Rocher
Historical FictionEn ce début de printemps, dans un village des Hautes-Alpes du dix-huitième siècle déjà bien éprouvé par les dernières sanglantes guerres de religion, vont se mêler désir, peur, cupidité ou encore folie. Au sein de cette terre, les destins croisés d'...