Prologue

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Le réfectoire du quartier général de Central City était méconnaissable. Les lourdes tables en chêne avaient été débarrassées, récurées, puis repoussées contre les murs défraîchis. Sur celles-ci reposaient les bancs de bois installés dos à dos. On avait roulé les chemins de table et les avait entassés contre un angle de la pièce.

L'espace vacant, immense, avait été rempli par des dizaines de pupitres. D'aspect neuf, ils s'alignaient en respectant un quadrillage impeccable. Derrière chacun d'eux, une chaise à l'allure inconfortable, et sur chaque chaise, un candidat.

Aujourd'hui avait lieu la partie théorique du concours de sélection des alchimistes d'état. Pour la première fois, Ansel, fraîchement élu sergent, avait été affecté à la surveillance des participants. Regrettant de ne pas avoir suivi ceux de son peloton en patrouille dans les bas quartiers de Central, il ressentait une certaine anxiété à voir tous ces visages crispés lui faire face. Dans son dos, l'immense horloge émettait un tic-tac sourd, inexorable. Elle semblait tendre toute l'assistance bien que l'épreuve n'avait pas encore débuté.

Combien étaient-ils ? Deux cents ? Deux cent cinquante ? Le sous-lieutenant Forst lui avait expliqué qu'un seul de ces pauvres diables serait élevé au rang d'alchimiste d'état. Certains concouraient pour l'argent, d'autres pour la gloire ; le titre leur apporterait les deux. Oui, Ansel savait qu'être alchimiste d'état signifiait être immédiatement gradé comme commandant. Il savait aussi que leur solde dépassait cinq fois la sienne. Il ignorait en revanche à quoi ils pouvaient être employés. Étaient-ils des chercheurs ? Des soldats ? Lorsqu'il avait posé la question au sous-lieutenant Forst, son visage s'était assombri. « Ce que je sais, c'est qu'on leur demande des choses parfois peu enviables... » avait-il répondu. Ansel n'avait pas insisté.

Une petite tape sur l'épaule le fit tressaillir. Une jeune femme brune aux yeux bleus qu'il ne reconnut pas lui tendit un lourd paquet de feuilles, et se détourna sans un mot. Ansel, curieux, regarda les trois autres officiers qui encadraient l'épreuve avec lui. Les sujets d'examen en main, ils attendaient le signal pour commencer la distribution. Il les imita.

Debout sur l'estrade installée pour l'occasion, le commandant Armstrong surplombait la pièce. « Un géant à moustache », voilà les mots qui avaient surgi dans l'esprit d'Ansel la première fois qu'il l'avait rencontré, peu après son intégration dans l'armée. Immense, musculeux, son corps massif contrastait avec les minuscules yeux azur plantés au milieu de son visage taillé à la serpe. Encore plus étonnante était son unique mèche blonde dressée fièrement au milieu de son crâne chauve, elle-même assortie à une moustache tout aussi blonde. Le commandant était alchimiste d'état ; Ansel le savait aux cercles de transmutations gravés dans ses gantelets de métal. Il l'imagina sur le champ de bataille et un frisson parcourut son échine. D'une voix forte, Armstrong clama :

— Messieurs-dames, levez-vous et tenez-vous à droite de votre chaise pendant la distribution !

L'assistance s'exécuta. Ansel esquissa un pas, prêt à donner les sujets, mais se ravisa en constatant qu'il était le seul des militaires à bouger. Il patienta encore. Au premier rang, un homme famélique vacilla, pâle comme la mort. La candidate à sa gauche, d'âge mûr, lui adressa un regard méprisant. Ansel la trouva immédiatement antipathique.

— Vous pouvez commencer la distribution.

Le sergent passa de table en table, de colonnes en colonnes. Il essayait de rassurer les participants par un sourire ou un discret signe de tête. Certains lui répondaient en retour, mais la plupart étaient inexpressifs, voire mortifiés.

Une candidate le troubla. Elle respirait la sérénité malgré son jeune âge. Une sérénité innocente, pas cette assurance désagréable qu'irradiaient certains des participants – pas la crânerie de la femme au premier rang. Lorsqu'il déposa la copie sur son pupitre, elle lui adressa un « Merci » empli de chaleur. Dans son for intérieur, Ansel lui souhaita de réussir.

Les concurrents, toujours debouts, trépignaient à côté de leur chaise. La majorité scrutaient le sujet posé face cachée sur leur table. Comme s'ils pouvaient lire à travers... Cette pensée arracha un discret sourire au sergent.

Après la fin de la distribution, les secondes avaient passé, puis les minutes. Aucun signal de départ n'avait été donné. Ansel – et à dire vrai, toute l'assistance, regardait Armstrong avec une incompréhension croissante. Qu'attendait-il ? Ce dernier, imperturbable, avait les yeux rivés vers le fond de la pièce et ne pipait mot.

La porte d'entrée du réfectoire s'ouvrit dans un grincement métallique. Un homme d'une soixantaine d'années, les cheveux brossés en arrière et un bandeau sur l'œil gauche, s'avança d'un pas lent au milieu de l'assistance. Il passa devant Ansel, puis devant le commandant Armstrong, sans un regard pour l'un ou l'autre. Le jeune militaire vit qu'une épée longue ballottait contre le flanc gauche de l'individu. Il effleura son propre holster, comme pour se rassurer.

L'homme s'arrêta face à l'assemblée, à peine à quinze centimètres devant celui qui avait fait un malaise auparavant – on le voyait d'ailleurs prêt à défaillir à nouveau – puis dit simplement :

— Bonne chance.

On entendit le raclement de centaines de chaises, le bruissement des stylos sur le papier, et le président King Bradley quitta les lieux.

*

Le réfectoire était plein de vie. Un parfum de ragoût flottait dans l'air et le brouhaha des conversations emplissait l'espace. Les membres du peloton d'Ansel avaient troqué leurs assiettes vides contre un jeu de tarot.

Le sergent regrettait d'avoir pris la main sur cette manche. Il avait mal évalué son jeu. Ses atouts dilapidés en début de partie, il était désormais à la merci des trois hommes qui remportaient pli sur pli. Il avait bien tenté quelques ruses pour sauver ses dernières cartes de valeur, mais elles s'étaient révélées être des échecs cuisants. Ses subordonnés, hilares, le charriaient allègrement. Peters, le plus jeune soldat – et le moins discipliné – s'était même permis d'envoyer des coups de poings moqueurs dans l'épaule du sergent. Ansel riait avec eux... à contrecœur. En souffrance, il remercia intérieurement le ciel lorsqu'il posa sa dernière carte. Il ne prit même pas la peine de compter ses points.

— Allez les gars ! s'exclama-t-il. On s'est bien marrés, mais faut retourner au boulot.

Il se leva sans attendre l'acquiescement de son équipe. Peters, à son habitude, grommela dans son dos. Ansel l'ignora copieusement.

Sur le pas de la porte de son bureau, il entendit une voix sèche le héler. Le sergent reconnut le sous-lieutenant Forst. L'homme râblé le rejoignit de sa démarche trottinante. Ils échangèrent le salut militaire de circonstance.

— Vous voulez rentrer ? l'invita Ansel en désignant les deux fauteuils défoncés au coin de la pièce.

— Non, non, on m'attend. Je voulais juste vous donner ça.

Il fourra un journal dans la main du sergent.

— Ça vous intéressera. Vous étiez aux premières loges, après tout.

Il lissa nerveusement sa veste et fit demi-tour sans un mot de plus. Comme s'il réalisait son oubli, il se retourna brusquement à mi-parcours du couloir et lança :

— À bientôt, sergent Bret !

Ansel le regarda partir, perplexe.

Seul, il prit place dans le fauteuil le plus abîmé – et le plus confortable. Il tenait le journal de la caserne. L'exemplaire était à la date du jour. D'un geste sec, il l'ouvrit et la une se déplia dans ses mains.

La jeune candidate qui l'avait marqué le jour du concours le regardait droit dans les yeux. Avec son demi-sourire figé, elle paraissait moins à l'aise qu'alors.

Sous sa photo, il lut : « Estelle Oncia rejoint les rangs des alchimistes d'état. Félicitations au Wind Alchemist ! ». Il s'enfonça plus profondément dans le fauteuil, satisfait.

The Wind Alchemist | Fullmetal AlchemistOù les histoires vivent. Découvrez maintenant