Chapitre I

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Ekaterinbourg, Russie, 17 juillet 1918.
1h50.

Un groupe de soldats ivres morts armés de pistolets entrent bruyamment dans la Villa Ipatiev, prenant à peine la politesse de frapper à la porte pour réveiller leur ancien empereur et dirigeant qu'ils appellent désormais dédaigneusement "le citoyen Romanov", ainsi que sa femme et leurs cinq enfants, entrant dans les chambres sans se préoccuper le moins du monde de leur intimité.
C'est du moins ce que ressenti Maria lorsqu'elle les vit faire irruption dans la chambre où elle logeait avec ses soeurs.

Des hommes qui entrent au beau milieu de la nuit dans la chambre où logent des Grandes-Duchesses, c'est impensable, se dit Maria.

Sur ordre, chacun n'a que quelques minutes pour se préparer pour une "séance photo" qui aura lieu au sous sol, sensée prouver à l'Armée Blanche que l'empereur et sa famille sont bien vivants, avant d'être transférés dans un lieu plus sûr.
Par "plus sûr", les Bolcheviks entendaient "moins facile à localiser pour l'Armée Blanche".

Aidées de quelques fidèles serviteurs ayant suivis la famille impériale dans son exil, les femmes Romanov se vêtirent de robes de jour, cependant avec plus de difficulté qu'elles ne le faisaient autrefois : dans chacun des corsets des quatre Grandes-Duchesses et de l'Impératrice Alexandra étaient cousus des dizaines de bijoux et pierres précieuses, vestiges d'une époque chaude, joyeuse et luxuriante mais également de potentielles monnaies d'échange, la famille impériale ayant été dépouillée de la plupart de ses biens.

Le couple impérial, leurs enfants et leurs serviteurs furent dirigés au sous sol. Les soldats étant derrière eux, ils n'avaient d'autre choix que de se placer au fond de la pièce, en face de la porte, donc l'accès était bloqué par les soldats.

L'attente se faisant longue, l'Impératrice réclama deux chaises pour son fils et elle, ce qui lui fut accordé.
Le bruit d'un moteur de camion se faisait entendre à l'extérieur.

L'agitation des soldats rendait la tension palpable. Soudain un homme fit irruption. Maria le reconnut aussitôt : il s'agit de Yakov Yourovski, le nouveau chef de la maison qui, quelques mois auparavant, avait fait remplacer les gardes respectueux et aimables de la maison par des gardes qui lui sont entièrement dévoués, dénués de sympathie envers la famille impériale et qui n'hésitaient pas à les insulter, les rabaisser ou à faire preuve de mesquinerie, allant jusqu'à écrire des obscénités sur les murs de la salle de bain.
Elle se souvient de Yourovski notamment parce qu'il surnomme son père "le bourreau couronné", ce qui est à la fois faux et insultant.
Il tenait à peine debout tant il avait bu, mais réussi cependant à ouvrir une lettre et la lire à voix haute à l'intention de l'ex Empereur :

"Du fait que vos parents continuent leur offensive contre la Russie soviétique, le comité exécutif de l'Oural a pris le décret de vous fusiller."

Aucun mot n'a eu le temps d'être prononcé que la fusillade éclata. Les tirs n'étaient pas précis, ils étaient désordonnés, empressés, maladroits, tout comme les hommes qui tenaient les armes.
Les seuls tirs précis étaient ceux du chef, qui tira une balle dans la tête de son ancien empereur qui s'écroula aussitôt, suivi presque immédiatement par sa femme et son fils Alexeï, l'héritier du trône de toutes les Russies, un enfant d'à peine quinze ans.
Paradoxalement, malgré son hémophilie qui failli le tuer à plusieurs reprises dans sa jeunesse, le jeune Tsarévitch ne fut pas tué sur le coup. Au lieu de cela, il se vidait lentement de son sang, assis sur sa chaise, et eut le temps de voir mourir son père et sa mère avant que les gardes ne remarquent qu'il n'était pas mort.
Il fut alors criblé de balles dans le torse et la tête, ce qui provoqua les hurlements horrifiés des deux grandes soeurs de Maria, Olga et Tatiana, qui se tenaient juste derrière et qui ont assisté à la scène, cachant inconsciemment avec leurs corps l'horreur qui venait de se produire aux deux plus jeunes filles.

Cependant le calvaire des Grandes-Duchesses ne serait pas aussi rapide.
Après l'assassinat du couple impérial et de l'héritier, ce sont désormais Olga et Tatiana qui sont dans la ligne de mire des Bolcheviks, Maria et sa petite soeur Anastasia se tenant derrière elles. Mais cela les soldats n'en avaient que faire, ils étaient trop ivres pour penser à viser. C'est pourquoi ils tirèrent dans tous les sens, vidant leurs chargeurs avec l'objectif de ne laisser aucun survivant.
Des morceaux de murs tombaient, détachés par les balles incessantes, de la fumée épaisse et une odeur de brûlé empli très vite la petite pièce, rendant la tâche des soldats plus compliquée.

Les serviteurs non plus ne furent pas épargnés.
Eux qui avaient obligation de suivre la famille impériale dans le sous sol, ont été tués des dizaines de balles perdues qui pleuvaient dans la pièce.

Les balles ne tuaient peut être pas les Grandes-Duchesses, mais elles les blessaient violemment aux jambes et aux bras, leurs hurlements redoublant de plus belle.

Dans la tourmente, Maria vit ses deux grandes soeurs s'effondrer sous les balles qui pleuvaient. Tatiana s'écroula sur elle après avoir essayé de faire barrage avec son corps pour protéger ses soeurs, et reçu plusieurs coups de crosse sur le crâne jusqu'à ce qu'il n'y ait plus aucun son qui émane d'elle. Les Bolcheviks firent de même avec Olga.

Maria ferma les yeux, une douleur lancinante à la cuisse l'empêchait de se concentrer.
Puis elle senti une douleur vive à la poitrine.
Puis une deuxième.
Puis une troisième.
On lui tirait dessus.

"Pitié que cela s'arrête ! Qu'on en finisse !"
C'est tout ce que parvint à penser Maria, mais ce n'en était pourtant pas fini.

Les balles ne l'atteignait pas. Ni elle ni Anastasia.
C'est lorsqu'elle vit sa petite soeur survivre à une rafale de balles en plein coeur qu'elle comprit.
C'est à cause de leurs corsets renforcés de bijoux si leur calvaire était interminable.
Ils servaient de gilets part-balles.

Anastasia perdit connaissance et s'écroula au sol.

Soudain, le calme revint. Les rafales de tir s'arrêtèrent.
Un calme assomant, désespéré, qui contrastait avec le carnage qui venait de se passer.
Malgré l'arrêt de la fusillade, l'air de la pièce était chargé de fumée, comme un épais brouillard.

Maria était allongée sur le dos, le corps de Tatiana qui commençait déjà à refroidir toujours sur elle.
Elle n'essaya pas de la pousser pour autant.
Elle ne bougeait pas, respirant à peine, se concentrant pour essayer d'entendre une respiration, un mouvement venant de sa famille, mais tout était trop calme.
Elle comprit alors que si les soldats avaient arrêté de tirer, c'est parce qu'ils pensaient avoir éliminé tout le monde.

La violence de la réalité la frappa de plein fouet lorsqu'elle se rendit compte que c'était fini.
Plus personne ne bougeait.
Aucune respiration.
Aucun mouvement.

Elle mourrait d'envie d'appeler les membres de sa famille, hurler leurs noms dans l'espoir d'avoir une réponse, mais elle savait que c'était inutile car personne ne répondrait, et cette réalité brisa un peu plus son coeur.

Elle tourna la tête à gauche et vit le corps sans vie de Olga. Elle réprima un sanglot puis tourna la tête à droite et vit Anastasia qui respirait péniblement, presque à l'agonie. Le soulagement l'envahi alors, mélangé à la douleur et au désespoir d'avoir vu sa famille se faire assassiner aussi froidement et violemment.
Tout ce qu'elle voyait n'était que sang et fumée.
Elle redressa la tête avec difficulté et vit, à travers l'épaisse fumée un soldat se diriger vers sa petite soeur. Il la poussa plusieurs fois avec le pied pour essayer de déceler un signe de vie.
Anastasia était effectivement toujours vivante, mais le soldat était trop ivre pour le voir.
Puis il se retourna et avança vers Maria, le fusil retourné pour y dévoiler la crosse.

"Comme pour Tatiana" se dit elle.

Elle ferma alors les yeux, attendant le coup fatal, puis ce fut le noir total.

Notre bien aimée Grande-Duchesse Où les histoires vivent. Découvrez maintenant