Chapitre 1

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Le chef de gare faisait tournoyer son haut de forme du bout de ses doigts en sifflotant, le regard jonglant entre le ciel gris et les quelques personnes qui attendaient impatiemment sur le quai. Emmitouflés dans leurs épais manteaux d'hiver, glacés jusqu'aux os, tous n'avaient qu'un seul souhait en tête : se réfugier à la chaleur d'un bon feu et affaler leurs corps sur une banquette moelleuse. Malheureusement pour eux, les habitants des collines ne supportaient pas vraiment les températures basses et les pluies diluviennes, ils se trouvaient bien plus à leur aise sous un soleil doux et une brise printanière.

Des lettres rouges s'affichèrent sur un panneau suspendu au-dessus de la masse de personnes, suscitant l'intérêt général. Le chef de gare consulta sa montre et regarda le ciel en fronçant les sourcils : il avait une minute et trente secondes de retard. Il sortit son sifflet de sa poche d'un mouvement instinctif et émit un bruit strident qui se mêla aux soupirs de soulagement des voyageurs. Le dirigeable fendit les nuages, comme sortit de nulle part, ses immenses hélices emportant avec elles des trainées grisâtres. Bravant les bourrasques et la pluie, il s'arrima tant bien que mal à la passerelle qui donnait sur le quai où les hommes et les femmes étaient attroupés. Dans une cacophonie assourdissante de ferraille et de grincements, il parvient à poser pied à terre et cessa enfin d'être ballotté par les vents.

Un petit gabarit se fraya un chemin parmi les épaisseurs de fourrures et de laine, piétinant au passage une bonne dizaine de paires de bottes et faisant s'élever des exclamations indignées. Si cette maudite pluie ne cessait pas cela risquait de ralentir le trafic et elle allait rater l'ouverture des portes de la bibliothèque ; le temps pressait. Dès que les portes du dirigeable ouvrirent elle se glissa à l'intérieur avec agilité, devançant les braves gens frigorifiés sur le quai qui cherchaient désespérément une place pour leurs épaisses moumouttes sur la passerelle.

Il restait encore quelques sièges inoccupés – car heureusement pour elle les elfes verts n'étaient pas friands d'une telle météo – et la jeune fille n'eut aucune peine à se trouver une banquette de libre. Une fois qu'elle fut assise et qu'elle eût enlevé son manteau, elle secoua ses boucles blondes d'un mouvement négligé pour les décoller de son front et leur redonner une forme plus ou moins correcte. La vue de son reflet dans la vitre lui fit esquisser une grimace ; la pluie avait rendu son aspect encore plus déplorable qu'à l'accoutumée. Ses boucles dorées partaient et rebiquaient dans toutes les directions, ce qui donnait l'étrange impression d'avoir fait exploser un pétard sous son nez. Elle haussa les épaules avec une moue désappointée ; au moins ses cheveux sécheraient vite, à raison d'avoir une coupe structurée elle possédait des cheveux courts.

— Ticket, s'il vous plaît m'dame, marmonna le contrôleur en tendant une main dans la direction de la jeune fille.

Soona ne se fit pas prier, elle donna son morceau de papier moisi par la pluie au monsieur en évitant soigneusement de croiser son regard. Elle ne pouvait malheureusement pas camoufler ses yeux soulignés par d'épaisses cernes, mais elle espérait que le contrôleur ne ferait pas attention à son visage. Ses pupilles inspiraient aux gens une telle crainte mêlée à de la curiosité qu'elles étaient devenues sa plus grosse source de problèmes. Ça, et sa gaucherie.

— Il y a erreur m'dame, c'est pas le bon ticket.

Elle loucha sur le papier que lui rendait le monsieur et jura en son for intérieur. Elle avait accidentellement donné la liste de courses de son frère sur laquelle figurait en gros « poisson, olives et riz ».

— Veuillez m'excuser, balbutia-t-elle sans oser croiser le regard impatient de son interlocuteur, le voici.

Il poinçonna machinalement son ticket et passa à la banquette suivante, arrachant un soupir de soulagement à Soona. Quelle sotte elle faisait ! Ce n'était décidément pas son jour. Les catastrophes volaient en escadrille, et malheureusement Soona en payait les frais depuis qu'elle avait réceptionné cette lettre ce matin. Cette journée avait assez mal débuté lorsque Ambroise, ­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­son frère cadet, avait accidentellement renversé son chocolat chaud sur la tunique de Soona, l'obligeant à se changer à la dernière minute et l'empêchant d'ouvrir le courrier important de la Capitale. Elle avait ainsi raté le bus sensé la conduire au quai – forcée d'y aller à pied elle s'était pris l'averse – puis manqué son dirigeable habituel, et de fil en aiguille elle s'était mise effroyablement en retard. Ses habits étaient dans un état déplorable, et ses affaires n'étaient pas en reste. Le livre qu'elle était supposée rendre à la bibliothèque semblait s'être pris un sceau d'eau, ses pages gondolées et imbibées étaient devenues translucides.

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