Chapitre 2

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Quand son ventre se mit à hurler de faim, Soona daigna enfin relever la tête de sa paperasse et de ses fleurs. Après un rapide regard elle constata qu'Ambroise ne se trouvait plus au centre de la pièce, et qu'il n'était manifestement plus dans la verrière.

Elle s'étira et remballa son travail, puis reposa soigneusement ses gants dans son tiroir et entreprit de remettre ses chaussures et son manteau. La lumière orangée qui traversait le verre de la serre lui indiqua qu'il était bien plus tard qu'elle ne le pensait, et si elle souhaitait attraper son dirigeable elle avait tout intérêt à se dépêcher. Elle tâtonna la poche de son manteau pour vérifier que les documents de la vieille Pomme s'y trouvaient toujours, et fit grincer les gonds de la porte d'entrée. Elle fut submergée par l'air frais du soir. Si la verrière était déjà bien fraîche et sentait l'humidité, ce n'était rien comparé à l'extérieur. Soona inspira l'odeur de mousse et de bois mouillé en contemplant le ciel aux couleurs chaudes.

— L'horizon est rouge sang ; c'est un mauvais présage, lança une voix enfantine à proximité.

Manifestement, Ambroise n'était pas encore parti. Le jeune garçon était assis sur un pilier de pierre et jouait avec une orange, le nez et les joues rosis par le froid.

— Tu as mangé ? enchaîna-t-il sans laisser le temps à la jeune fille de réagir.

— Non, j'ai oublié.

Les sourcils et le sourire du jeune garçon eurent le même mouvement d'expansion, et il invita sa sœur à le rejoindre.

— « J'ai oublié. » répéta-t-il. Comment peut-on oublier un ventre qui fait un tel bruit ?

Il désigna en rigolant le ventre de Soona, qui – il faut bien l'admettre – n'était pas bien discret. La fille saisit l'orange épluchée que lui tendait son cadet et se laissa tomber à ses côtés. Elle écoutait d'une oreille son frère chantonner, tandis qu'elle dévorait goulument son fruit sans se soucier du jus sucré qui coulait le long de ses bras. D'ici quelques mois, le jeune garçon serait partit et il n'y aurait plus personne pour lui rappeler de manger ou pour l'aider au Jardin botanique. A cette pensée, sa gorge se serra et ses yeux se posèrent avec douleur sur ce petit bout d'homme qui allait si vite quitter le berceau familial. Ambroise était un enfant brillant et intelligent que l'on savait promis à un grand avenir depuis son plus jeune âge ; et voilà qu'il avait été admis à une des plus grandes écoles de la Capitale ! Son cadet avait l'incroyable don de réussir là où sa sœur avait échoué.

Quand la lumière se fit plus tamisée, les jeunes gens quittèrent le Jardin botanique après avoir salué le vieil érable malade. La ville d'Hesra – qui était déjà bien belle de jour comme de nuit – se parait de ses plus belles couleurs à ce moment-ci de la journée. Un crépuscule orageux, brûlant comme un feu de forge, filtrait à travers les sommets gris des montagnes et des collines et se reflétait sur l'immense étendue d'eau. C'était un spectacle que Soona se plaisait à contempler chaque soir, au travers des vitres du dirigeable.

Son frère et elle habitaient dans un petit hameau perdu dans les sommets, un vieux village aux bâtisses de pierre et aux chemins terreux qui n'était desservit que part une gare étroite et un mini bus qui faisait tous les matins le tour des patelins éloignés. Le trajet depuis le quai se fit sans un échange de paroles, Ambroise ouvrait la marche d'un pas guilleret et la jeune fille le suivait en reniflant. Le porche de leur maison était déjà en partie plongé dans la pénombre quand ils arrivèrent, comme si personne à l'intérieur ne semblait les attendre. Soona ne s'en soucia pas ; elle ne s'en souciait jamais.

Comme à son habitude, sa mère était avachie dans le canapé comme un corps mort, les yeux perdus dans le vague, ressassant de vieux souvenirs encore et encore. Elle ne sembla même pas voir ses enfants rentrer, ni entendre Ambroise la saluer chaleureusement ; elle était comme perdue à jamais dans les méandres de son esprit, coincée dans un vieux rêve. Le jeune garçon lui raconta d'une voix enjouée ses exploits au Jardin botanique, tout en l'aidant à se lever de son siège et à parcourir la petite distance qui les séparait de la table de la cuisine, en riant à ses propres blagues. Il n'attendait pas de réponse de sa part, il faisait la conversation pour deux comme s'il n'y eut rien de plus naturel au monde.

L'EtrangèreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant