L'Etrangère

Chapitre 6

A la fin du repas, Soona remercia dame Genève et après quelques salutations polies, elle parvint enfin à s'extraire du groupe. Elle avait remarqué dès le début de la soirée qu'elle était étroitement surveillée par les gardes qui ne l'avaient pas lâché du regard un seul instant. Aussi fût-elle soulagée de quitter le brouha de la salle et les regards pesants des autres elfes : ces derniers la voyaient comme une anomalie, une intruse ou même un danger potentiel, et aucun n'avait camouflé sa méfiance à son égard. Elle regagna à pas lents sa chambre, conduite par un garde qui semblait l'avoir attendue. Puis, une fois seule dans la pièce calme et fraîche, elle se laissa aller à ses émotions.

C'est comme si tout ce qu'elle avait pu ressentir depuis cette fameuse nuit où Ewen était venu la chercher prenait enfin forme ; la peur qui lui nouait l'estomac se mêlait à sa douleur et se déversait en torrents de larmes salées sur ses joues. Elle s'assit sur son lit et ramena ses jambes contre elle, plongeant sa tête dans ses bras pour oublier tout ce qui l'entourait. Le sac de ses émotions se vidait petit à petit, ne laissant bientôt d'elle qu'une coquille vide. Et bon sang, ce que ça lui faisait du bien de lâcher prise !

Elle resta ainsi de longues minutes, jusqu'à ce que l'obscurité se fasse presque totale dans sa chambre. Quelqu'un toqua finalement à sa porte, l'obligeant à aller ouvrir. En voyant ses yeux bouffis, le visage d'Ewen afficha une mine presque peinée.

— Eh bien, j'ignore si c'est tes ondes négatives, mais il fait un froid de canard ici !

Malgré elle, Soona se mit à rire. Maintenant qu'il le disait, elle se rendait compte de la température plutôt basse qui régnait dans la pièce. Ewen s'approcha de l'antre d'une magnifique cheminée en marbre, et après y avoir placé les buches disposées à côté, il y jeta deux petites pierres grises trouvées dans un bocal. Sous les yeux éberlués de la jeune fille, la cheminée prit feu. Ewen devança sa question en s'époussetant :

— Ce sont des éclats d'Ethurite. Très pratique si tu comptes enflammer du bois ou des feuilles mortes ! Il te suffit d'en jeter deux ou trois. Les elfes rouges ont vraiment un savoir fascinant.

Il fit le tour du propriétaire, les mains dans les poches, et s'arrêta devant l'immense baie vitrée donnant sur les sommets à peine discernables. Soona le rejoignit en silence. Au dehors il semblait encore neiger, mais avec moins de force que lors de son arrivée.

— Comment trouves-tu Orion ? demanda Ewen d'un air pensif.

— C'est une belle ville. Magnifique même, mais d'une beauté un peu effrayante. Je n'ai pas encore eu l'occasion de réellement m'y promener.

Il acquiesça.

— Et les Hautes-Cimes ? Tu t'y plais ?

— Je pensais plutôt me retrouver au fond d'un cachot humide, confia-t-elle. Jamais je n'aurais imaginé loger au palais du Prince, dans un endroit aussi luxueux et féérique.

— Le palais est beau, je te l'accorde, mais méfie-toi des gens. Tout compte fait, il aurait peut-être mieux valu aller au cachot.

— Comment ça ? s'enquit Soona.

— Tu te souviens de l'elfe noir à qui tu as parlé tout à l'heure ?

— Difficile de l'oublier...

— C'est le chef des renseignements secrets du Prince, soupira Ewen. Un ancien militaire ayant fait des exploits durant la Grande Guerre – terribles, mais fascinants.

Soona frissonna en repensant à l'énorme balafre qui ornait son visage coupé en dents de scie. Elle pouvait encore sentir ses yeux d'un noir de jais lui transpercer le corps. Oui, nul doute qu'il avait dû accomplir des horreurs pendant la guerre.