Chapitre 1 - Le fils rejeté

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L'été 1885 se termine à travers les mêmes signes que les autres années : des coups de tonnerre distants, un vent un peu plus frais chaque jour, ou bien le vol des groupes oiseaux s'en allant pour une nouvelle migration. Depuis sa fenêtre, Ominis ne rate aucun de ses signes annonciateurs de l'automne. La vue depuis le manoir domine toute la propriété de sa famille, qu'elle occupe depuis de nombreuses générations. Le terrain s'étend loin, très loin, presque jusqu'à perte de vue. Cette notion l'a toujours intrigué, pour la simple et bonne raison qu'il ne peut voir aucun horizon, ni aucun terrain. Ominis n'est pas installé à la fenêtre pour admirer les arbres ondulants sous les rafales ou le ciel se parer de couleurs ambrées, car il ne vit que dans un monde d'odeur, de toucher et de son.

Atteint de cécité depuis toujours, il se laisse bercer par le frissonnement des buissons autour de l'esplanade ou le piaillement des mésanges dans le chêne de la cour centrale, assis sur sa chaise, le dos droit, ses mains posées sur ses jambes et ses cheveux blond foncé proprement ramenés en arrière. Son attention est aussi concentrée sur les sons à l'intérieur du manoir, des pièces voisines ou du rez-de-chaussée, d'où lui parviennent plusieurs lignes de paroles résorbées par l'épaisseur des murs. Les visites se font toujours plus fréquentes au manoir à cette période, des investisseurs pour la plupart, venus en ce début d'exercice comptable parler affaires avec son père, le propriétaire du domaine. Et qui signifie plus de visiteurs, signifie plus de temps enfermé à l'étage.

Son père, Marvolo Gaunt, est un homme fier. Fier de son entreprise, fier de sa famille et surtout fier de son nom. La maison des Gaunt est l'une des familles de sorciers les plus reconnues en Angleterre, et pas uniquement dans la production et le commerce de plantes magiques, ces ingrédients très prisés dans la conception de potions. Les origines des Gaunt remontent aux sorciers les plus ancestraux, des personnes dont les pouvoirs magiques et les exploits ont façonné le monde des sorciers tel qu'il existe aujourd'hui. Ceci fait de leur sang pur un trésor à conserver au fil des âges, et leur nom, une réputation à ne ternir sous aucun prétexte.

Il baissa la tête à cette pensée, brisant son dos rigide dans un soupir. Cette raison, entre autres, explique pourquoi il ne sort que très rarement de cette chambre. Passer du temps dans les jardins, se rendre à la ville voisine de Little Hangleton, voire même investir une des pièces du rez-de-chaussée signifierait s'exposer à des regards extérieurs, une chose que son père tient à éviter à tout prix. Même si Ominis est connu pour être le dernier né de la famille, la vue d'un infirme, d'une stature aussi faible et fragile qu'un elfe de maison, sur leur propriété n'est pas vraiment ce que son père appelle "préserver l'image de famille". Toutes ses raisons sont suffisantes pour qu'à la moindre occasion, Ominis soit mis au rebut dans cette chambre.

Il n'aime pas cet endroit. Même s'il porte son nom, le Manoir des Gaunt n'est pas sa maison, et Ominis ne le considérera jamais comme tel. Il a toujours vécu chez sa tante, où il a passé toute son enfance et a reçu toute son éducation. Alors quand les obligations de sa tutrice les emmènent entre ces murs ancestraux, que ce soit pour quelques jours ou quelques semaines, il n'en est jamais enchanté. Le manoir semble avoir un effet néfaste sur lui, comme s'il lui indiquait clairement qu'il n'y était pas le bienvenu. Il ne s'y sent jamais à l'aise, ses résidents sont froids comme les pierres, l'accueil y est sommaire et le sommeil jamais réparateur (il ne fait jamais de cauchemars chez sa tante). En d'autres mots, il ne sent pas chez lui sur la terre de ses ancêtres.

Il est sorti de ses pensées quand un léger son de pas de l'autre côté de sa porte se fait entendre.

"Tu peux entrer", dit-il en se redressant, avant même que Putsy n'ait le temps de toquer. Le son de trois petits coups sur le bois de la porte résonna néanmoins, puis un léger grincement de gonds.

LE SORCIER AVEUGLE - Les disparus du lacOù les histoires vivent. Découvrez maintenant