Deux ans après la naissance de sa nièce et Iris enceinte de son premier enfant, Roselys s'embarquait pour la Suède. Göteborg lui tendait les bras, lui promettant monts et merveilles. La même année, entre autres événements, Elizabeth II fêtait ses quatre-vingts ans ; l'Ukraine et la Russie concluaient un accord sur le prix du gaz naturel après un difficile bras de fer ; à La Mecque, lors de la cérémonie de la lapidation du Diable à Mina, on dénombrait pas moins de 363 morts et un millier de blessés.
Mais pour l'heure, Roselys n'en avait que faire. Seul comptait son rêve en passe de se réaliser : partir à la découverte d'un autre pays et, pourquoi pas, s'y établir. Après une formation en hôtellerie et en management brillamment réussie, elle avait postulé en divers endroits de la planète et en porte de secours aussi en France. Finalement, une ville suédoise avait retenu sa candidature. Suite à un entretien téléphonique fructueux, Roselys avait obtenu le poste.
Un de ses rêves se réalisait enfin ! Avec enthousiasme et sa rigueur habituelle, Roselys avait mis à profit les quelques semaines la séparant de son envol pour apprendre les rudiments du suédois, la culture et les manières de la population et, surtout, se mettre à la page de l'actualité du pays. Sa règle d'or : toujours éviter d'être en porte-à-faux.
En la voyant si investie, Hortense n'avait pu que se rengorger et s'en vanter auprès de son cercle d'« amis » de la haute – qui par-derrière médisaient sans nul doute sur les manières devenues rustiques de cette femme qui avait claqué la porte de leur univers hypocrite. Vous rendez-vous compte ! Manageuse dans un grand hôtel suédois au sortir de ses études ! Il n'y avait bien qu'une chose qu'Hortense déplorait chez sa fille : son manque d'attrait pour l'amour. C'était tout de même essentiel ! Mais sur ce point, elle n'aurait pas gain de cause ; sa deuxième fille était une célibataire endurcie, au cœur aussi dur que la pierre à première vue. La raisonnable, avait-on l'habitude de la qualifier dans son entourage.
C'était le jour J. À l'aéroport Charles-de-Gaulle, toute la tribu, bruyante et colorée, s'entassait autour de l'aventurière. Des petits-cousins aux plus grands, des oncles et tantes ingambes ou impotents, presque tout le monde était présent pour le grand départ. Comme si on ne se reverrait jamais ! pensa Roselys, hésitant entre l'irritation et l'attendrissement. Pourtant, elle les aimait beaucoup. Il n'empêche que, parfois – non souvent –, elle aspirait à la solitude tranquille. Sa décision de déménager aussi loin était aussi motivée par cette raison. Mais ça, elle ne l'avait confié à personne ! En fait, il y avait bien quelqu'un qui était au courant. Sa petite sœur, Jacinthe. Toutes les deux avaient un caractère semblable et les mêmes aspirations solitaires.
— ...une photo pour immortaliser ton départ, lança quelqu'un.
Roselys s'extirpa de ses pensées, dodelina de la tête mais n'eut guère le choix. Déjà s'agglutinait autour d'elle le troupeau familial tandis qu'une inconnue était alpaguée pour les mitrailler de flashs sans autre forme de procès.
Certains cousins portaient les plus jeunes sur leurs épaules, d'autres papotaient sans regarder l'objectif, des petits rigolos s'amusaient à faire des grimaces, des oncles farceurs encourageaient la bêtise en déclamant des blagues douteuses, un formidable « atchoum » couronna la mascarade tandis qu'une ou deux tantes réclamait l'attention générale sans succès ou dispensait des conseils inutiles à la pauvre Indienne.
Finalement, celle-ci rendit l'appareil photo avec un sourire désolé et s'empressa de fuir à toutes jambes avant qu'on la retienne plus longtemps. Quand toute la smala se pencha sur l'appareil photo avec force coups de coude, chacun y alla de son commentaire sarcastique ou ironique. En effet, personne n'ayant daigné tourner la tête au bon moment, aucune photo n'était réussie.
Au milieu de toute cette agitation, Roselys esquissa un sourire moqueur, haussa les épaules et s'éclipsa en direction de son avion. Elle n'avait jamais aimé les au revoir, alors elle profitait qu'ils ne s'inquiétaient plus d'elle pour les quitter. De toute façon, les messages pleuvraient bientôt sur son téléphone tactile – une révolution de premier ordre et qui commençait déjà, depuis 1994, à chambouler les codes et le quotidien de l'humanité entière, pour le meilleur et pour le pire –, soit pour l'agonir de reproches, soit pour lui souhaiter bonne chance.
Juste avant qu'ils disparaissent de sa vue, Roselys se retourna de trois quarts et les embrassa du regard. Dans ses bagages, elle emportait leurs sourires, leurs clins d'œil ou leurs gestes embrouillés par l'énervement ou la volubilité.
— À la revoyure, les dingos, murmura-t-elle pour elle-même.
De l'autre côté de la vitre, le bleu céleste du ciel lui tendait les bras, plein de promesses.
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La Malédiction des prénoms ou Huit Jeunes femmes en fleurs
Fiction généraleChronique d'une fratrie de huit sœurs aux tempéraments aussi différents qu'affirmés à travers plusieurs décennies. Il y a Fleur l'acharnée du boulot, Roselys la trop raisonnable, Iris la cavalière, Garance la dessinatrice passionnée, Jacinthe la "ou...