1.2. Roselys

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1980

L'année où la guerre Iran-Irak éclata et ne prit fin que huit ans plus tard, où Ronald Reagan, un acteur de cinéma, prit ses quartiers à la Maison blanche, où John Lennon fut assassiné et où Coluche dénonça les violences policières, un des grands-oncles de la famille des Lambert de Laigle était enterré tandis qu'Hortense et Serge s'apprêtaient à accueillir dans leur foyer leur deuxième enfant.

Lors d'un dîner aux chandelles dans la tiédeur d'un soir d'été, Fleur confiée aux parents de Serge, Hortense déplia une feuille arrachée à un cahier d'école et la tendit à son cher et sensible époux. Lui qui aimait tant les poèmes écrasa une larme qui s'était faufilée hors de son œil vert prairie. Sur le papier, la jeune femme avait recopié deux poèmes – l'un d'Émile Verhaeren et l'autre de Nérée Beauchemin – pour le prénom Rose qu'elle aimait particulièrement. Serge lut à voix haute :

« Roses de juin, vous les plus belles,

Avec vos coeurs de soleil transpercés ;

Roses violentes et tranquilles, et telles

Qu'un vol léger d'oiseaux sur les branches posés ;

Roses de Juin et de Juillet, droites et neuves,

Bouches, baisers qui tout à coup s'émeuvent

Ou s'apaisent, au va-et-vient du vent,

Caresse d'ombre et d'or, sur le jardin mouvant ;

Roses d'ardeur muette et de volonté douce,

Roses de volupté en vos gaines de mousse,

Vous qui passez les jours du plein été

À vous aimer, dans la clarté ;

Roses vives, fraîches, magnifiques, toutes nos roses

Oh ! que pareils à vous nos multiples désirs,

Dans la chère fatigue ou le tremblant plaisir

S'entr'aiment, s'exaltent et se reposent ! »

Le jeune homme se tut et la chaleur des bougies habita le silence. Ils échangèrent un sourire. Puis, Serge enchaîna avec le deuxième poème.

« Aux branches que l'air rouille et que le gel mordore,
Comme par un prodige inouï du soleil,
Avec plus de langueur et plus de charme encore,
Les roses du parterre ouvrent leur coeur vermeil.

Dans sa corbeille d'or, août cueillit les dernières :
Les pétales de pourpre ont jonché le gazon.
Mais voici que, soudain, les touffes printanières
Embaument les matins de l'arrière-saison.

Les bosquets sont ravis, le ciel même s'étonne
De voir, sur le rosier qui ne veut pas mourir,
Malgré le vent, la pluie et le givre d'automne,
Les boutons, tout gonflés d'un sang rouge, fleurir.

En ces fleurs que le soir mélancolique étale,
C'est l'âme des printemps fanés qui, pour un jour,
Remonte, et de corolle en corolle s'exhale,
Comme soupirs de rêve et sourires d'amour.

Tardives floraisons du jardin qui décline,
Vous avez la douceur exquise et le parfum
Des anciens souvenirs, si doux, malgré l'épine
De l'illusion morte et du bonheur défunt. »

— J'adopte le prénom Rose, approuva Serge à la fin de sa lecture. En revanche, j'aimerais qu'on l'associe à un autre.

— Pourquoi ?

— Il est trop classique. En y accolant un autre, notre fille sera vraiment unique.

— Hum... d'accord. Mais lequel ? Tu as une idée ?

Arborant un sourire enjôleur, Serge récita un poème de Nérée Beauchemin :

« La terre, qui les fait survivre, s'est fleurie

De ces grands lys de neige, au cœur tout rutilant,

Dont la fleur fait songer à la fleur d'armoirie,

Qui fleurdelisait d'or l'azur du drapeau blanc.

Les tiges en poussant semblent s'être tendues,

Comme en un même jet de sève et de fierté,

Et, vers le ciel, vers Dieu, montent à fleurs perdues,

Et nulle floraison n'égale leur beauté.

On les verra toujours monter en telle gloire,

Comme pour protester et redire à jamais,

Aux siècles du soleil, aux siècles de l'histoire,

Que le sol qui les porte est encore français. »

— Tu proposes donc l'association de Rose et Lys, comprit Hortense après un instant de silence. Quel est le mieux ? Rose-Lys ou Lys-Rose ?

— Le premier sans hésiter !

— Bien de ton avis. Avec un trait d'union ou sans ?

— Sans, répondit Serge, catégorique.

Ils se sourirent une nouvelle fois tout en dégustant leur dessert, un fondant au chocolat.

— Et si c'était un garçon ? On a pensé comme une évidence que ce serait une fille mais on a peut-être tort !

— Oui, effectivement.

Le cerveau moulinant à plein régime, ils passèrent en revue tous les prénoms bibliques déjà portés dans la famille d'Hortense. Au bout de plusieurs minutes d'une réflexion intense, leurs yeux s'harponnèrent.

— Jude, proposa Hortense.

— Ou Cham.

— Ah, grimaça-t-elle, il va falloir se décider parce que l'association de ces deux-là n'était pas jolie à l'oreille.

— Jude-Cham. Cham-Jude. Pas terrible, effectivement. Va pour Jude, conclut Serge.

— Tu es sûr ?

— Chérie, peu importe car mon petit doigt me dit que nous aurons une deuxième fille et non un garçon.

— J'admire ton assurance. Moi, je n'en ai strictement aucune idée. Je me demande si, un jour, on pourra connaître le sexe du bébé avant sa naissance.

— Aie confiance dans les innovations techniques, mon amour.

— Ce serait aller contre la nature, non ? s'inquiéta soudain Hortense.

— Les progrès de la médecine sont un soutien, une béquille à la nature, elle ne la modifie ni ne la transforme, objecta Serge. Sans les vaccins et les traitements médicamenteux, bien des maladies continueraient de tuer des millions de vies. Imagine que Fleur soit emportée par la rougeole.

Sa femme écarquilla les yeux de frayeur, elle n'osait se représenter cette possibilité.

— Tu as raison, je suis trop méfiante par rapport aux progrès des dernières années et celles à venir.

Serge la gratifia d'un sourire un brin moqueur en caressant le dos de sa main sur la nappe immaculée.

La Malédiction des prénoms ou Huit Jeunes femmes en fleursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant