Partie 3 : Les années 2010 / 3.1. Fleur

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Les années 2010 furent tumultueuses. Mais à vrai dire, comme toutes les précédentes décennies, le monde perdait la boule plusieurs fois par an. En 2012, en l'espace de juillet et août, on passa de la crainte de l'éclatement de la zone euro, à cause du taux à long terme qui flambait en Espagne, à son sauvetage par la Banque centrale européenne, puis à l'effacement d'une partie de la dette grecque par l'Eurogroupe en octobre de la même année. Outre les déboires financiers et banquiers, on vit l'élection présidentielle du PS avec en tête de file, François Hollande. Puis éclatèrent diverses revendications et contestations concernant le mariage des homosexuels ; finalement, il fut voté, au grand dam de la Manif pour tous. Hortense y alla de son couplet, fustigeant que la voix d'une partie de la population était bottée en touche, foulant au pied l'idée de démocratie. Dressée face à elle, plusieurs de ses filles s'étaient évertuées à lui exposer l'injustice vécue par les couples homosexuels quant à la mise en commun de leurs biens. Bien sûr, Hortense la réac fit la sourde oreille et brandit l'étymologie du mot « mariage » en obstacle infranchissable et que le Pacs n'était pas fait pour les chiens.

Perdue dans ce souvenir survolté, Fleur jeta la serpillière imbibée d'eau savonneuse sur le sol carrelé, puis posa le balai dessus. Comme chaque jour, elle s'efforçait de rendre les lieux impeccables pour les prochains usagers.

Ses journées étaient réglées tel du papier à musique, à la minute près. Il n'y avait que peu de place pour l'improvisation. Il fallait remplir les pichets d'eau mis à disposition, récupérer les serviettes de bain et peignoirs utilisés pour les entasser dans une grande panière acheminée ensuite dans la pièce dédiée aux machines à laver et sèche-linge, plier les serviettes, passer le balai et la serpillière, etc. Sans compter les réparations de plomberie qu'elle avait appris à gérer elle-même à cause des professionnels continuellement surchargés. Son SPA était un gouffre. Gouffre financier ; gouffre affectif.

Son dos douloureux lui arracha une plainte. Se massant la chute de reins, la brune acajou s'octroya une petite pause sur une banquette molletonnée. La tête appuyée contre le mur, elle poussa un profond soupir en fermant les paupières sur ses iris d'un marron banal. Elle était à bout. Pourtant, elle ne devait pas baisser les bras. Ce SPA lui avait tout pris : son mari, son énergie, d'innombrables moments avec sa fille unique. Alors, elle ne lui ferait pas le plaisir de lui offrir son abdication. Ça non ! Elle tiendrait le coup jusqu'à son dernier soupir. Coûte que coûte. Vaille que vaille. Sa motivation revint subitement au galop. Courut dans ses veines, irrigua son cerveau et ses orteils. Plus efficace que des barres protéinées. Il faut dire qu'elle n'était pas n'importe qui !

Elle était Fleur Favre-Lambert, anciennement épouse Poncet. En réalité, son nom de jeune fille était bien trop long à dire. Elle était issue de deux familles aristocratiques diaboliquement solides, affligées chacune d'une malédiction de prénoms. Les uns devaient impérativement porter des prénoms bibliques, les autres des prénoms de fleurs. Au cours du siècle passé, elles avaient connu bien des déboires ruineux, voire l'indigence, mais avaient su résister aux vents contraires. Ce mélange avait donné naissance à ses sœurs et elle. Sa détermination sans faille et sons sens du sacrifice pour son travail, la trentenaire le tenait de cette détonnante association.

Avec une ardeur renouvelée, la jeune femme s'attela à ses tâches, secondée parfois maladroitement par ses deux apprenties en alternance.

Le soir, exténuée, Fleur s'en retourna chez elle. Sur le trajet, des images embarrassantes envahirent son esprit. Ce n'était pourtant pas la première fois qu'un homme manquait de pudeur en s'affichant dans son plus simple appareil ou que des couples – la plupart adultérins – s'adonnaient à des ébats charnels dans les bains. La bestialité des gens, franchement..., grimaça-t-elle. Mais son malaise était sûrement lié à son abstinence qui datait de son divorce. Un, deux, trois... Elle ne comptait plus les années. À quoi bon, si ce n'est rouvrir la plaie ?

La Malédiction des prénoms ou Huit Jeunes femmes en fleursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant