1984
Cette année-là, l'humanité accusait le coup face à la catastrophe humanitaire en Éthiopie, la famine faisant 400 000 victimes, mais tentait de contrer la haine d'une certaine population avec la marche pour l'égalité et contre le racisme en octobre-décembre 1983 – surnommée « la marche des beurs » par les médias français. Partant de Marseille, pour rejoindre la capitale le trois décembre, ils avaient sillonné une grand partie du pays en passant par Lyon, Mâcon, Grenoble, Metz, un bout de la Belgique, Lille, etc. Leur message : mettre un terme au racisme, aux discriminations, aux violences injustes, au rejet. Leurs principales demandes : le droit de vote et la carte de séjour pour tous de dix ans renouvelable. La marche avait pris en ampleur à partir de Grenoble. Quand il avait su qu'ils feraient étape à Mâcon, Serge avait exulté sous le regard méfiant de sa femme, et s'était empressé de les rejoindre pour les accompagner sur une portion de leur trajet. Il avait été ravi de pouvoir discuter passionnément d'un monde meilleur plus fraternel et égalitaire avec eux, en particulier Toumi Djaïdja, l'un des fondateurs de la marche avec le père Delorme. Hélas, en réaction sûrement, un acte barbare avait été perpétré, choquant et démoralisant les marcheurs et beaucoup de Français : le meurtre d'un Algérien à bord du train Bordeaux-Vintimille par trois jeunes de la Légion étrangère et que seul un contrôleur a tenté de stopper. Plus tard, l'État français avait repris la marche à son compte en créant l'association SOS Racisme. Pour un ajouter un zeste de gaieté à la tristitude du monde, cinq humoristes de la troupe du théâtre de Bouvard avaient décidé de faire scission pour monter leur propre groupe. Ils seraient les Cinq, puis les Cat Car and co et, enfin, Les Inconnus.
De leur côté, la vie suivait son cours dans la paisible campagne des alentours de Polliat.
— Alors, ça y est ? Chacune a écrit le prénom de fleur qu'elle préférait ?
— Oui, papa !
— Très bien. Mettez-les dans le sac, s'il vous plaît.
Les trois fillettes, l'une à couettes, l'autre à tresses et la dernière à chignons, s'exécutèrent. Serge mélangea le tout longuement, puis reposa le sac au milieu. De sa voix douce, il réexpliqua les règles une dernière fois : l'aînée des trois tirera au sort un petit papier et lira à voix haute le prénom qui sera aussitôt adopté ; les autres seront ajoutés en deuxième et troisième prénoms.
La mine sérieuse, Fleur piocha dans le sac les yeux fermés avant de les rouvrir. De ses petits doigts agiles, elle déplia le bout de papier, pinça les lèvres et fronça les sourcils.
— Garance.
— Oui ! C'est le mien, c'est le mien ! jubila Iris en sautillant comme un cabri dans le salon.
— Quels étaient les deux autres ? s'enquit Serge.
— Anémone comme ta grande sœur, papa, marmonna Fleur, cachant difficilement sa déception.
— Et Anaé, ajouta Roselys de sa voix fluette, le regard dissimulé derrière son épaisse frange acajou.
— Votre petite sœur s'appellera donc Garance, Anémone, Anaé Favre-Lambert.
— C'est long, nom d'un prout de phacochère ! s'exclama Iris de tout son allant grossier malgré ses seulement trois ans.
Serge réprima un rire et lui expliqua patiemment qu'en réalité, Garance n'utiliserait presque toujours que son premier prénom.
— Bah, alors, ils servent à rien les autres ! rebondit Fleur, d'autant plus désappointée.
— Si, ils ont leur utilité quand, par exemple, on est confronté à deux personnes distinctes qui sont pourtant homonymes. Et pour l'administratif, l'entièreté de son identité sera requise.
Satisfaite par la réponse, elle hocha la tête et jeta un coup d'œil à Iris. Celle-ci était fière que son choix de prénom est remporté la mise. Au-delà de sa déception d'avoir perdu, Fleur était pressée de faire la connaissance de sa benjamine et la prendre dans ses bras.
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La Malédiction des prénoms ou Huit Jeunes femmes en fleurs
Ficción GeneralChronique d'une fratrie de huit sœurs aux tempéraments aussi différents qu'affirmés à travers plusieurs décennies. Il y a Fleur l'acharnée du boulot, Roselys la trop raisonnable, Iris la cavalière, Garance la dessinatrice passionnée, Jacinthe la "ou...