𝖛𝖎𝖎

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Martha fut plus efficace qu'une pluie froide.

— Un simple courtisan, c'est imprudent, la sermonna-t-elle, les bras plongés jusqu'au coudes dans le lavoir des cuisines. Si la reine le veut, c'est dangereux.

— Je sais, soupira Isil, assise sur la grande table des cuisines, balançant les jambes dans le vide. À côté d'elle, Isobel plumait avec application une oie morte, que la reine elle-même avait tirée lors de sa chasse d'hier.

— Il est beau, au moins ?, demanda Isobel, son œil de verre s'agitant dans son orbite.

Isil acquiesça et sa sœur de lait poussa un petit soupir de ravissement.

— Je sais que tu n'es plus une petite fille, et que tu as eu des aventures avec des ambassadeurs dans le passé, continua Martha en traversant la vaste pièce pour étendre le linge sur un portant. Mais lui, ce n'est pas pareil.

— Pourquoi ?, demandèrent Isil et Isobel de concert.

Martha prit la grosse voix chuchotée des potins, et les filles se penchèrent instinctivement vers elle.

Martha avait été la nourrice d'Isil, et elle était à la tête d'une des deux familles qui dirigeaient les cuisines. Elle et les Boderon avaient pratiquement élevé Isil après la mort de son père, quand elle avait onze ans, neuf années suffisantes pour rendre Isil experte en ragots. Tous les potins du château, les tâches de sang que les lavandières nettoyaient ou pas sur les draps, les scènes que surprenaient les valets de pieds, les sorties clandestines enregistrées par les garçons d'écurie, passaient à un moment ou à un autre, par Martha.

— Bernard n'a pas nettoyé la suite des ambassadeurs, chuchota-t-elle. Le chambellan a ordonné de lui ont donné la suite princière.

Isobel ouvrit grand la bouche, des mèches châtain s'échappant de son bonnet alors qu'elle arrachait une poignée de plumes à l'arrière train de l'oiseau.

— Un prince de sang ? Mais ça fait cinq cent ans que–

— Je sais bien, mes filles, grogna Martha en roulant sa bosse vers le cellier. Depuis la dernière guerre des lames, le palais n'a pas reçu un prince de sang néréide. Il n'est peut-être pas très important, mais quand même, Isil. Tu as déjà trop fricoté avec le sang bleu pour ça, ma fille. Ça vas te retomber dessus, et fissa. Tu aurais dû le chasser dès que tu l'as vu dans ta baignoire.

— Mais, maman, il dormait !, s'offusqua Isobel.

— La reine n'en saura jamais rien, murmura Isil.

— Et comment tu peux être sûre que tu peux lui faire confiance, à ce rejeton princier ? Je parie qu'il met du sucre dans son thé, le bougre.

— Nous n'avons pas parlé une seule fois de l'endroit étrange où j'habitais. Il ne connaît pas nos coutumes, il ne doit pas penser que c'est quelque chose d'important.

Martha fit t-t-t avec sa langue en posant un sac lourd de provisions dans les bras d'Isil.

— Ça, tu n'en sais rien, ma fille. Il ne pourra pas te faire du chantage avec l'endroit où tu habites s'il ne sait pas que c'est un secret, mais du même coup tu ne peut pas garantir qu'il n'en parle à personne.

— Je ne sais pas – Isil secoua la tête – je lui fais confiance, c'est tout.

Martha éclata d'un grand rire chaleureux.

— Pour ses beaux yeux ? Ah, les jeunes... rentre chez toi, ma petite musaraigne, et ne sort pas ton joli museau du terrier de sitôt. Isobel te déposera ton linge au tombeau. Maintenant file, le chambellan viens inspecter les cuisines à sexte.

Martha congédia Isil d'une tape sur les fesses, Isobel déposa un baiser sur sa joue, et Isil quitta la chaleur de la cuisine pour s'en retourner à ses souterrains, à l'humidité, au noir, aux secrets.


Le conte des reines du rocherOù les histoires vivent. Découvrez maintenant