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La jeune fille avait le regard baissé, les paupières prisonnières de la pierre. Ses cheveux bouclaient en longs frisottis sur les plis de grès. Elle avait été sculptée d'un seul bloc des grottes de la Plaine du Nord, la seule pierre de Salem contre laquelle la mer ne se brisait jamais — même lors des grandes crues de la dernière guerre des lames, l'eau salée ne s'était jamais glissée dans les galeries qui creusaient leur sillons profonds sous le royaume. C'était seulement la pluie, roulant goutte à goutte dans la terre épaisse, coulant à travers le corps noir, gonflé de magie, qui avait formé les grottes souterraines, fournissant heure après heure, leur flot aux ruisseaux prisonniers, la force de courir à travers les terres jusqu'à la mer. Le père d'Isil lui avait raconté qu'ils jaillissaient des falaises même, se brisant dans la mer.

Il faisait froid dans le couloir, comme dans tout le château. La lune passait, ses longs doigts blancs sur les pierres du sol, lentement. Isil, le dos entièrement nu entre les deux bretelles de sa robe, ne tremblait pas. Les lèvres de pierre de la statue étaient chaudes, là où le souffle d'Isil était passé. La lune disparut. Les flambeaux des gens de cour qui avaient décidé d'envahir le couloir avaient avalé sa lumière, et ce fut tout à fait comme si Isil était retournée dans la salle de bal : les lumières, les odeurs, les conversations étouffées.

Ce fut à ce moment là qu'Isil commença à se réchauffer. Elle ne le comprit pas immédiatement. Pas quand ses omoplates crispées lâchèrent ses épaules, ni quand ses bras ravalèrent leur chair de poule — ce fut quand ses paupières, qu'elle ne savait même pas être plissées, se détendirent — et le monde de grès devant ses yeux lui parut soudain plus grand, plus calme.

La voix l'envahit presque aussi vite que l'odeur de mer qui montait.

— C'est une pitié que personne dans ce château ne regarde ces statues.

Isil sentit quelque chose dans son estomac se retourner et partir en arrière. La voix était tellement grave qu'elle en devenait magnétique.

— Ce ne sont pas des vraies, répondit-elle sans se retourner.

Elle sentit le visage de l'homme se rapprocher de la statue, de son propre visage. La chaleur l'engloba un peu plus. D'un bref coup d'œil vers la gauche, elle agrippa l'angle de son menton, qu'il avait carré, creusé sur le côté, recouvert de minuscules tâches de son.

— Vraiment ?, demanda-t-il, et sa voix traînait sur les mots comme sur des rochers. Elles m'ont l'air assez vraies.

Isil ne savait pas son nom, mais elle savait qui il était, et elle savait qu'il n'avait pas passé assez de temps dans cette cour pour savoir qu'ici, tout n'était qu'illusion. Mais elle ne dit pas tout ça. À la place, elle désigna un petit sceau dissimulé sur le côté de la statue.

— Le sceau de l'école des Tailleurs de Salem. Quand ces statues venaient du Désert, elles ne l'avaient pas.

— Que leur est-il arrivé ?

— Elles ont été vendues après le dernier couronnement.

Les caisses du palais avaient été vidées au moment de la cérémonie, et une fois la nouvelle Basileia au pouvoir, sa première décision avait été de choisir quoi vendre et quoi garder. Isil n'avait compris que bien plus tard pourquoi les bijoux de son père n'étaient plus dans leur tiroir.

— Pourquoi continuer à les regarder, alors ?

Isil prit son temps avant de répondre, le regard perdu dans les erreurs de technique qui maculaient le grain de grès, une constellation d'encoches, partout où le marteau de l'apprenti avait manqué le poinçon.

— Je crois que je les aime ain—

Isil s'interrompit. Quelque chose heurtait ses narines, par-dessus l'odeur des embruns — le parfum familier de l'eau de roses noires, lourd, sucré, capiteux, le parfum qu'elle respirait sur le passage de sa mère, petite. Nœuds à ses épaules, ses bras, ses yeux, tous se reformèrent. Une voix féminine appela un nom et l'homme se retourna, et Isil était cachée derrière son dos, ce grand dos large vibrant sous la toile bleu pétrole du manteau. Sans respirer, elle tendit la main derrière elle et gratta trois fois le mur, comme une prière.

— Mon prince, vous joindrez mon aile et la vraie fête, je l'espère.

La reine avait un rictus rouge sur une face blanche, coulée dans les vagues rousses que sa couronne maintenait, et le prince voyait le désir pétiller au fond de deux yeux pers. Il ne sentait plus la fille derrière lui, son odeur entêtante de thé noir, de framboise, de bois de santal. Sa présence vacilla un moment alors qu'il répondait à la reine, puis s'éteignit tout à fait. Et quand la reine le guida par la main à travers une foule de courtisans envieux, il confirma d'un regard en arrière ce qu'il avait deviné : la fille à la robe bleue avait silencieusement, mystérieusement, inexplicablement disparu.

Il ne savait pas son nom, mais le long des corridors sombres, des escaliers dérobés, des galeries vides où la reine le menait sans flambeau, où chaque mur semblait les écouter, il crut savoir une chose : il y avait un monde de secrets qui courraient derrière les murs, et cette fille en détenait les clés.

Le conte des reines du rocherOù les histoires vivent. Découvrez maintenant