𝖝𝖎𝖎

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Isil pensait que personne ne pourrait savoir pour Thaal et elle. Après le jour du souterrain, où ils n'avaient rien trouvé, à part que les pierres de cairn ne contenaient pas d'eau, un courtisan vit Isil raccompagner Thaal à l'entrée principale. Il en parla à son valet de chambre, un rat fallacieux nommé Viktor, qui en parla à un majordome, qui en parla au chambellan, qui en parla à la reine. Quand Martha l'apprit, il était trop tard pour qu'elle puisse la prévenir.

Ils l'avaient trouvée par hasard, alors que, une semaine plus tard, elle passait du mur dans le couloir où se trouvait la suite princière, pour rendre à Thaal la chemise qu'il avait laissé dans sa chambre, qu'elle avait lavée et séchée.

Elle n'eut le temps que de la laisser tomber devant sa porte quand les soldats la saisirent par derrière, la baîllonant de leurs gantelets.

Alors qu'on la conduisait à travers l'aile est jusqu'à la petite salle du trône, elle passa devant la petite chambre où son père avait été reclus pendant cinq ans, de ses six ans à ses onze ans. C'était une pièce minuscule, meublée seulement d'un lit en fer et d'une serrure. Dans ses épais murs de pierre passaient tous les secrets du château. Son père ne pouvait pas ouvrir les murs comme Isil, mais il pouvait les écouter. C'était dans cette pièce qu'il lui avait appris à le faire aussi.

Elle-même n'avait appris à ouvrir les murs que grâce à l'enseignement qu'il lui avait prodigué pendant ces cinq années où elle allait le voir tous les matins, cinq heures durant où elle avait le droit de le visiter. Elle n'avait jamais su jusqu'où s'étendaient les connaissances de son père sur la magie.

Quand les soldats l'agenouillèrent devant le trône de leurs gants de fer, claquant sa tête contre la pierre, Isil pensait à tout ce qu'elle aurait pu apprendre s'il lui avait enseigné cinq années de plus.

Peut-être à voler les secrets, se dit-elle, alors que les pas durs de la reine traversaient la pièce pour venir vers elle. Ou à élever des palais, et la voix de sa sœur s'élevait, dure et froide, à travers la salle du trône.

Petite catin.

Son dos heurta le mur une fois, deux fois.

Trois fois.

Sa colonne craqua.

Catin, répéta Leia. Elle jouait avec les ondes de son pouvoir, sans les maîtriser. La force qu'elle déplaçait était ahurissante. C'était le résultat de siècles de manipulation génétique, du croisement du pouvoir de leur mère avec celui d'hommes comme son père, sélectionnés et reclus des années dans un temple, dans un seul but : assurer la légitimité des reines de Salem, par la force.

Isil tenta de se relever, échoua.

— Alors comme ça, on roule dans la paille avec les émissaires néréides ?

Isil pensa à son père, toute sa vie un prisonnier, vestale dans le temple, puis esclave dans ce château. D'une certaine manière, c'était ce qu'elle était aussi – une prisonnière.

Ils se ressemblaient beaucoup, elle et lui. Leia avait hérité de son nez droit et de sa peau hâlée, qu'elle détestait, mais Isil avait ses yeux, sombres comme des puits, noisettes quand la lumière les traversaient.

Elle aurait aimé qu'ils eussent pu avoir une discussion d'adultes, tous les trois. Qu'il leur dise qui était leur mère, quand elle ne portait pas son nom de règne, mais son véritable nom, Ryn. Qui elle était quand elle avait décidé d'avoir un deuxième enfant avec son père – quand elle avait décidé d'avoir Isil.

— Je crois que ne mesures pas, continua Leia de sa voix glacée, glacée, la chance que tu as que je te laisse en vie. Pour que tu la comprennes mieux, je vais te donner un aperçu de la mort.

— Fais attention, cracha finalement Isil alors que Leia la faisait monter en l'air pour la propulser contre le mur. Ton collecteur des impôts garde une partie des recettes pour lui. Et annule la fête du jubilé.  Les Kairnographes vont essayer de t'assassiner. Ils voudraient récupérer les millions qu'ils t'ont prêté. Ce sont les... les Elcanteurs qui les ont–

Elle retomba au sol avec un bruit lourd, toussa, cracha du sang et une ou deux dents. Dans sa bouche, la rouille montait.

— Tu te crois encore plus intelligente que moi, hein ?, hurla Leia, le visage déformé par la rage. Même avec ma magie qui te détruit le dos, tu te crois tellement plus noble ! Imbécile ! Pauvre catin ! Tu pourrais me tuer ! Et tu te laisses faire, comme notre imbécile de père.

Elle parlait de leur père. C'était l'automne, la saison où il était mort. Elle devait y penser elle aussi en voyant la brume par ses hautes fenêtres, dans la grande salle chauffée où elle s'habillait, le matin.

— Notre mère est morte !, cria Leia. Je l'ai tuée !

Isil jeta un bref regard autour d'elle, vérifiant que les soldats étaient parti.

La magie quitta le corps d'Isil, qui eut un violent soubresaut. Elle vit des étoiles. Elle avait tellement mal qu'elle croyait que Leia lui arrachait ses omoplates avec ses mains.

— Je ferais une fête si je veux, poursuivit-elle, maîtrisant sa voix comme leur mère avait l'habitude de le faire après un meurtre. Je suis seule sur le trône. Je fais ce que je veux.

Elle se retourna, et Isil fut projetée à travers la salle, jusque dans un couloir. Avant que la petite porte ne claque, elle vit, en filtre rouge, la silhouette de Leia qui s'éloignait, sa longue traîne blanche maculée d'un peu de sang, ses cheveux rouges flottant librement sur ses épaules. Comme ça, de dos, elle n'avait pas l'air d'une petite fille en colère et effrayée, mais d'une reine de conte, la reine de Salem, et un instant, Isil crut voir leur mère à nouveau.

Elle la voyait parfois, par la fente dans la grande salle du trône. Quand Leia se levait pour rendre la justice du sceptre des sorcières, la grande ombre de leur mère, assise sur le trône, son chignon roux et blanc tirant son visage en arrière, s'essuyait avec un rictus la bouche de sa main droite.

La porte du couloir claqua. Isil vit rouge, puis elle ne vit plus rien.

Le conte des reines du rocherOù les histoires vivent. Découvrez maintenant