𝖛𝖎𝖎𝖎

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Le palais des Basileia était posé sur un rocher qui surplombait la mer.

Il pleuvait.

Thaal, debout, les bras croisés dans une des galeries du cloître, regardait l'eau du ciel s'écraser dans la cour. Les filaments d'eau éclatés se répandaient le long des rainures des pavés, gorgeaient d'eau le ciment qui les collaient, s'infiltrant entre chaque grain de sable, chaque pierrette, jusqu'à la terre, jusqu'au sol.

C'était l'eau qui formait les galeries souterraines, coulant le long des stalactites sculptées en colonnes aux premiers temps de Salem, quand le palais n'était que souterrain, que le rocher était celui du Roi Sorcier.

La fille des souterrains vivait là, dans cet ancien palais déserté par les hommes.

Lorqu'ils l'avaient traversé trois jours auparavant, Thaal avait déposé sa conscience dans chaque goutte d'eau prisonnière des colonnes et dans le courant des rivières souterraines. Il sentait la forme des souterrains sous lui, à toute heure. La nuit, les yeux ouverts dans son lit, il suivait l'arrondi des arches, dont les pierres centrales menaçaient d'être expulsées. Il connaissait les fissures impossibles dans le marbre des colonnes maîtresses.

Il savait aussi ce qu'Isil aimait. La couleur particulière du marbre quand le soleil perçait à travers un trou du plafond, vers prime. L'odeur de l'eau des siècles passés dans la pierre, les drôles de têtes des gargouilles de l'aile ouest quand elle y promenait sa chandelle, vers terce. Celle que laissait la vapeur de son thé, jour après jour, dans sa chambre. Elle aimait rire devant les gravures érotiques cachées au fond de la galerie nord. Elle tenait un carnet de ses observations, qu'elle promenait partout. Les souterrains étaient glacés, et la chaleur de son souffle blanc, alors qu'elle les inspectait, emmitouflée dans son châle, mêlait à l'odeur des siècles celle du thé à la framboise.

Celle des roses mûres submergea Thaal. La basileia était entrée dans la galerie. Malgré l'heure matinale, elle était complètement habillée, dans une des robes unie qu'elle affectionnait. Celle-là était d'un vert sage, presque gris. La robe, faite sur mesure, suivait une à une chaque ligne de son corps.

Le bonjour à vous, seigneur Mandragor.

Thaal inclina la tête.

Ma reine.

Elle s'adossa à la colonne du cloître en face de lui, congédiant d'une main les dames de parage grises qui la suivaient, qui se dispersèrent comme une armée d'hirondelles.

Ce matin, très tôt, Isil était sortie dans la forêt par le tombeau. Quand elle était revenue, elle pleurait.

Vous êtes debout bien tôt, mon seigneur.

Et vous donc.

La reine eut un rictus et rajusta une mèche de son chignon roux derrière son oreille. Elle ne portait pas sa couronne ; seulement un diadème qui était son miroir : en or massif, sans ornements d'aucune sorte.

C'est que j'ai un royaume pour m'occuper, seigneur.

Thaal plissa les yeux : vraiment ?

Depuis qu'il était arrivé, il ne l'avait pas vue une seule fois dans la grande salle du trône. Il l'avait entendue dans la petite, le jour d'avant, demandant qu'on lui amène sa sœur.

Mon jubilé s'approche, comme vous le savez, et les Elcanteurs et les Kairnographes persistent à me faire courir partout.

Ah oui. Le jubilé. La raison pour laquelle Thaal était à Salem. Il avait oublié que cela faisait sept jours qu'il était là – six nuits sans sommeil, déjà.

Toujours insatisfaites, toujours des détails à régler, poursuivit la reine avec une moue. Ce n'est pas comme si ils maîtrisaient les arcanes majeures, non plus.

Sa bouche se plissa dans un sourire calculé alors que ses yeux clairs se posaient sur Thaal.

Mais je ne veux pas vous ennuyer, mon ami. L'exercice du pouvoir est un art inconnu pour vous, après tout.

Thaal reçut la pique sans broncher. Il savait très bien comment le pouvoir s'organisait à Salem – l'équilibre entre la Reine et les douze grandes familles de sorciers – et il savait aussi que si ces deux familles accablaient la Reine de requêtes, c'était pour l'empêcher de remarquer les assassins qu'ils infiltraient peu à peu dans son entourage.

Thaal se demandait fréquemment à quel point la reine était au courant du complot, et à quel point elle le cachait. Avec elle, c'était impossible à savoir.

Pardonnez moi, mon ami, fit elle en plissant son visage dans un sourire pénitent. Avant mon déjeuner, mes piques sont vilaines.

Thaal haussa les épaules. Voilà qu'elle lui rappelait encore qui il était, et ce qu'elle savait, et pourquoi il ne pouvait rien dire. Dans cette cour, il n'était rien, mais dans la sienne, il était encore moins.

Je vous pardonne, madame. Donnez vous encore un bal, ce soir ?

Isil ne faisait pas que se promener entre les galeries, cependant. Écoutant l'eau des murs, qui se comprimait alors que la pierre se resserrait à son passage dans chaque galerie, écoutant celle des colonnes, qui semblaient se redresser dès qu'elle posait ses mains dessus, Thaal avait acquis cette certitude : si ce palais ne s'effondrait pas encore, c'était grâce à elle.

Dans trois jours seulement, seigneur, fit-elle avec une petite moue. Il faut du temps aux secrets pour se construire, vous savez.

Thaal la dévisagea, son nez droit, ses sourcils fins, sa bouche pulpeuse. Aucune émotion ne passait sur ce visage à la beauté intouchée : elle était aussi calme que les statues de marbre qu'Isil aimait.

Il déglutit.

Et pourquoi voudriez vous que les secrets se construisent ?

La reine eut un petit rire de grelot.

Pour qu'ils fassent plus de bruit en explosant, bien sûr.

La pluie s'était arrêtée. Thaal la regarda s'éloigner dans la galerie, la traînée de sa robe passant sur le sol avec un bruit de velours.

Il se demanda si elle savait que si son palais de mensonges et de complots ne s'effondrait pas, c'était à cause de la fille qui, à l'heure même, se dirigeait vers le vitrail de la galerie nord pour lire dans les lumières bleues et rouges les histoires d'amour qu'elle transportait dans sa sacoche.

Le conte des reines du rocherOù les histoires vivent. Découvrez maintenant