LA LUNE, ronde et diaphane, était la seule source de lumière dans le ciel d'un noir d'encre, qu'aucune étoile n'éclairait. Une brume fraîche et éthérée recouvrait la canopée verdoyante d'un lourd manteau grisâtre, et une brise froide s'élevait, balayant les feuilles mortes au pied des arbres. Un silence étrange, presque angoissant, régnait sur la forêt, parfois brisé par les croassements lugubres d'un corbeau au plumage d'ébène, perché sur une haute branche.
La pâleur de l'astre sélénique contrastait avec la noirceur de la voûte céleste obscurcie, les branches des arbres s'agitaient de manière inquiétante, projetant des ombres sournoises sur la terre glacée, une menace semblait pouvoir surgir à tout moment des buissons frémissants, et le souffle rauque du vent se muait en une voix fantomatique, omniprésente...
Une ombre féline filait à travers la forêt. Les feuilles mortes frémissaient sur son passage, les brindilles se brisaient sous ses pas rapides, saccadés. Ses yeux perçants, d'un jaune vif, luisaient dans la pénombre des sous-bois, emplis d'une rage silencieuse, inquiétante. Son pelage gris, zébré de noir, se fondait dans l'ombrage.
Poil de Bourdon courait plus qu'il ne marchait. Son souffle régulier formait de petits panaches blancs dans l'air. Il semblait indifférent à l'atmosphère lugubre de la forêt, et avançait sans jamais ralentir, concentré dans sa traque taciturne. Il avait toujours eu un fin odorat, un talent admirable pour débusquer des proies. Le jeune guerrier n'avait jamais toutefois pensé que ses capacités de pisteur serviraient à autre chose qu'attraper des souris.
La piste était évidente. Aile de Colombe avait toujours été imprudente. Ses traces de pas étaient clairement visibles dans le sol boueux, quelques touffes de poil gris perle lui appartenant étaient restées accrochées sur les ronces qui bordaient le chemin, et son parfum floral si particulier flottait dans l'air, indiquant la voie à suivre. Autrefois, Poil de Bourdon, jeune et naïf guerrier plein de bonne volonté, effaçait ses traces derrière elle sans chercher à la suivre, comme une ultime preuve de tendresse. Autrefois, la maladresse de la jolie guerrière lui réchauffait le cœur. Il n'était plus aussi idiot.
Autour de lui, les grands arbres feuillus typiques de la forêt du Tonnerre se raréfiaient, remplacés par des conifères épineux aux branches basses. La terre, de plus en plus humide sous ses pas, était tapissée d'aiguilles de pins odorantes. Une puanteur nauséabonde parvint à la truffe sensible de Poil de Bourdon, qui fronça le museau, reconnaissant l'odeur caractéristique du clan de l'Ombre. La frontière était proche. Il hâta le pas. Ainsi donc, c'était bien ce qu'il soupçonnait.
Il arriva bientôt au chemin du Tonnerre, une large et longue bande de pierre brûlée serpentant entre les arbres, bordée de buissons épineux, frontière qui marquait nettement la fin du territoire de son clan. Aile de Colombe l'avait vraisemblablement franchie sans vergogne. Oserait-il faire de même ?Poil de Bourdon avait toujours été respectueux vis-à-vis du code du guerrier, et enfreindre ces commandements sacrés le révulsait. D'autant plus qu'un monstre pouvait très bien l'écraser. S'il ne se souvenait pas d'avoir déjà croisé le chemin de ces étranges créatures de métal, il était certain qu'ils étaient redoutables.
Il prit une profonde inspiration. Il lui suffit de penser à Aile de Colombe, à sa façon spéciale de sourire, d'un sourire charmeur et plein d'enthousiasme, de penser que malgré sa réputation immaculée, elle trahissait son clan, ses camarades et surtout, surtout, lui, qu'elle le dénigrait, qu'elle se jouait de lui, de tout le monde, qu'elle dédiait ses sourires à un quelconque bellâtre ennemi, pour chasser toute lâcheté de son esprit. Il devait la trouver. Savoir. Après quoi, il la ferait souffrir. Autant qu'il avait souffert.
Il traversa le chemin du Tonnerre de manière imprudente, obnubilé par son objectif, son unique but, dévalant la pente boueuse, s'écorchant sur les ronces, trébuchant sur des pierres acérées, cherchant un indice de sa présence. Là ! Cette fragrance si particulière, parfum de jasmin en fleurs, dont le seul fumet suffisait à écorcher vif le cœur de Poil de Bourdon. Elle était tout près !
Il avança prudemment. Un léger bruissement fit frémir ses oreilles. Il se jeta dans les fourrés, se plaquant brutalement contre le sol, son ventre frôlant les aiguilles de pin, et lança un coup d'œil nerveux entre les branches épineuses et entremêlées.
Son cœur meurtri fit un bond dans sa poitrine. Aile de Colombe. Elle était là, sublime comme toujours, mais paradoxalement, sa beauté inaccessible blessa de plus belle son prétendant éperdu. Telle une rose ornée de redoutables épines. Une magnificence remarquable, qu'on ne pouvait qu'à peine frôler sans subir la piqûre ardente de ses épines tranchantes. Celle pour qui il aurait décroché la lune sans hésiter se tenait devant lui, étoffée de sa fourrure perle et vaporeuse, presque diaphane sous les rayons opalescents de l'astre sélénique, teintant ses poils ourlés de mille reflets. Ses prunelles vertes brillaient comme deux émeraudes dans la nuit.
Son regard. Elle avait un regard neuf, sublimé, éperdu, que Poil de Bourdon ne lui avait jamais connu, un regard qu'il aurait aimé qu'elle lui dédie, à lui seul. Un court instant, comme un mirage, il fut libre d'imaginer que c'était le cas. Ce fut d'autant plus douloureux lorsqu'un chat tigré, aux yeux ambrés, massif, l'air enjôleur, rejoignit la belle, la couvant d'un regard qui aurait ému n'importe qui, mais qui dégoûta simplement Poil de Bourdon, impuissant spectateur de la scène.
Lorsque la jolie guerrière et le lieutenant du Clan de l'Ombre partagèrent une étreinte chargée de tendresse, le temps sembla s'éterniser. L'hibou qui faisait entendre son incessante mélopée funèbre se tut. Le vent retomba. La foret elle-même avait le souffle coupé par cette idylle, ce lien à la fois fragile et puissant qui unissait les deux êtres. Et Poil de Bourdon, l'intrus, la tache de ce tableau parfait, sentit son cœur se déchirer lentement...
Il ne sut pas combien de temps il passa là, dans cette position inconfortable, à saccager silencieusement la terre meuble de ses griffes abîmées, assistant sans pouvoir s'en empêcher à ses pires cauchemars, à entendre des conversations mièvres et naïves, touchantes de candeur, qu'il aurait voulu balayer à grands coups. Il était en colère. Il détestait le monde entier, cet imbécile heureux de Cœur de Tigre, qui avait tout pour lui, cette idiote d'Aile de Colombe pour qui il aurait bravé les pires dangers, lui-même assez crédule pour penser qu'il avait une chance.
Les larmes, de rage et de désespoir, roulèrent lentement sur sa figure, alors qu'il observait ce couple si uni, si admirable, qu'il voyait Cœur de Tigre lui dérober sa raison de vivre, débarquer de nulle part et détruire en quelques secondes ce qu'il avait construit en tellement de temps, qu'il voyait son âme sœur se complaire avec un autre, cet autre si méprisable, si inférieur, si chanceux.
Pourquoi ? Pourquoi pas lui? Pourquoi cet autre ?
Terrassé par le chagrin, les larmes écoulées, les griffes meurtries et le cœur vengeur, Poil de Bourdon préféra se réfugier dans la haine, imaginer dénoncer ces idiots pour les voir souffrir, briser Aile de Colombe, faner les pétales chatoyantes de cette rose vaporeuse, voir le désespoir à l'état brut dans les yeux ambrés goguenards de Cœur de Tigre.
Il ne fit rien de tout ça. Il resta prostré, livré à ses pensées noires, sans voir le temps défiler.
Et lorsqu'il écrasa par mégarde une branche de pin échouée sur le sol, dans les beaux yeux de la jolie Aile de Colombe, nimbée de la lumière de la lune, apparut une furtive lueur de peur, regard d'une bête traquée.
Abandonnant son charismatique lieutenant, elle s'élança sans un mot vers la frontière, le chemin du Tonnerre, et le traversa sans une once de peur. Poil de Bourdon fut submergé par son aspect fantomatique, sa longue et douce fourrure perle ondulant sous la brise, l'auréolant, et même lorsqu'elle fut au loin, sous les arbres du Tonnerre, elle parut comme une lointaine lueur, illuminant les alentours, laissant sans remords ses deux prétendants.
Sans plus se soucier de Cœur de Tigre, Poil de Bourdon s'élança derrière elle, fou de chagrin, de rage et d'amour, et un corbeau, au loin, perché sur une branche, seul témoin des évènements, laissa échapper un croassement moqueur.
1353 mots.
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↬ Au-delà des héros- Nouvelles LGDC
Fanfic❝La légende omet souvent les ombres tourmentées que laissent les héros sur leur sillage.❞ ➵ Ils s'appellent Museau Cendré, Petite Écume, Poil de Bourdon... Ce sont des éléments du décor, de simples pions sur l'échiquier du destin. On pense les conna...