➸Nuit Glacée

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« PETITE ÉCUME, tu as grandi, tu es forte, maintenant. Tout ira bien, je te le promets ».

Tout ira bien.

Petite Écume se raccroche désespérément aux paroles réconfortantes de Lune Bleue. Son point d'ancrage. La seule pensée qui lui confère suffisamment de forces pour qu'elle esquisse un pas de plus dans la neige glacée.

La neige, Petite Écume ne la trouve plus aussi magique qu'avant, lorsqu'elle observait avec émerveillement les flocons éphémères tomber du ciel en tourbillonnant, quand elle s'amusait à faire des roulades dedans, à y pousser son frère et sa sœur dans un concert de piaillements. Là, elle s'insinue sous sa fourrure, l'alourdissant, freinant ses pas, glaçant la moindre parcelle de son épiderme. Avancer est dur. Non, c'est une pure torture. 

Elle ne sent plus ses pattes.  Le moindre coup de vent la fait trembler comme une feuille et la meurtrit de plus belle : le courant d'air glacial fouette sa fourrure trempée de neige mouillée, lui donnant l'impression de brûler vive.

Sa vision est troublée par des larmes de glace, elle voit à peine les autres, devant elle. Ils ne sont plus que des taches floues qui dansent dans son champ de vision, bien trop éloignés. Elle a beau s'acharner et presser le pas, ils sont trop loin. Elle n'y arrive pas. Elle n'y arrive plus.

Le jeu ne l'amuse plus. Les guerriers de l'Ombre ne sont pas si dangereux que ça, après tout. Ils pourront les traquer une autre fois. Elle voudrait rentrer à la combe chaleureuse et accueillante, se blottir dans son nid de la pouponnière. Pourquoi sont-ils partis, déjà ? Sa mémoire s'efface, s'étiole, se mue en une nuée de souvenirs confus et inaccessibles. Elle voudrait crier aux autres de l'attendre. Elle voudrait supplier Lune Bleue de la ramener. Mais Lune Bleue n'écoute pas. Elle n'écoute jamais.

Pourquoi continuent-ils à avancer dans la neige glacée, malmenés par le vent et la nature qui se déchaîne ? Pourquoi ne rentrent-ils pas, et pourquoi sa mère a l'air si affolée, alors que ce n'est qu'un jeu ?

La moindre inspiration lui donne l'impression que des flammes dévorent sa poitrine. Elle entrouvre la gueule pour hurler qu'elle n'en peut plus, qu'elle est fatiguée, mais aucun son n'en sort.

Lune Bleue se tourne vers elle, les prunelles écarquillées de frayeur, l'air à bout. Petite Écume se débat quand sa mère l'attrape par la peau du cou. Elle n'aime pas être portée de cette façon. Elle est ballottée par le vent, les crocs pointus de Lune Bleue lui font mal. Malgré tout, elle se plaque le plus possible contre le corps de sa mère, avide de chaleur. Elle tressaille. Les poils imbibés de neige mouillée de la grande reine grise sont aussi froids qu'elle-même.

Elle a souvenir des nuits passées à grelotter dans la pouponnière froide, mais rien ne pourrait être comparable à ce qu'elle vit aujourd'hui. Elle n'a jamais eu aussi froid. Ce n'est plus seulement physique. Une certaine torpeur l'envahit. Elle a envie de dormir. Comme ça, quand elle rouvrira les yeux, elle sera au chaud, au camp du Tonnerre, et cette escapade ne sera plus qu'un lointain souvenir. 

Lune Bleue gesticule, la relâche, parle à tout-va avec un débit précipité, ce qui dérange sa fille, qui sent ses paupières s'alourdir, qui n'attends plus que le sommeil, et que toute cette agitation perturbe. Pourquoi ne la laisse-t-on pas dormir ?

Elle lance un regard monocorde vers Petite Brume et Petit Silex, qui remuent dans tous les sens, avancent bien plus vite. Leurs souffles forment des petits panaches blancs dans l'air, et la petite chatte observe un moment les arabesques qu'ils décrivent dans l'air, hypnotisée.

Petite Brume et Petit Silex ont toujours étés plus forts qu'elle. Il n'y a qu'à voir leurs carrures imposantes, leurs regards bleus assurés, la façon dont ils résistent au froid. Petite Écume s'est parfois sentie un peu exclue de leur relation fusionnelle.

Elle secoue la tête, du givre tombe de ses moustaches. Ce n'est pas le moment de penser ça. Elle doit avancer. Lune Bleue a dit qu'elle était forte. Elle doit l'être. Mériter ses louanges.

Quand Lune Bleue les plonge, elle, son frère et sa sœur, dans une congère pour les protéger du vent, elle proteste à peine, épuisée, et se blottit contre les corps frémissants des autres chatons. Le temps passe, s'égrène. Petite Écume lutte contre un engourdissement progressif. Elle geint doucement. Lune Bleue les a abandonnés. Elle ne vient pas les chercher alors qu'elle a promis. Est-ce parce qu'ils n'ont pas gagné la partie, le jeu qu'elle a expliqué ? Ils l'ont peut-être déçue.

Sa mère a souvent l'air déçue. Ou résignée. Quand ça lui arrive, la reine grise se plonge dans un silence contemplatif, un air triste et las sur le museau. Petite Écume n'aime pas quand sa mère se renfrogne de la sorte. Elle n'aime pas la voir triste. Elle a l'impression de n'être pas suffisante pour lui faire retrouver le sourire. Peut-être qu'elle a tellement été déçue par ses chatons qu'elle préfère les abandonner. Cette pensée la glace plus sûrement qu'une violente bourrasque.

Elle va sombrer, elle le sent. Elle a tellement sommeil... Juste deux minutes. Rien de plus. Elle est forte, mais elle veut juste dormir un peu.

Elle est somnolente quand Lune Bleue les repêche, une expression déterminée collée au museau. Petite Brume et Petit Silex poussent des cris de joie, soulagés de ne pas avoir étés oubliés. Mais quand Lune Bleue assure qu'elle sera toujours là, Petite Écume décèle une faille dans sa voix. Une toute petite hésitation. Comme une fêlure.

Petite Écume ne la relève pas. Ça n'a aucune importance. Lune Bleue est avec eux. Elle les serre contre elle. La petite chatte soupire de soulagement. C'est bon. C'est fini. Tout va bien.

Elle ferme doucement ses petites paupières, se blottit de plus belle, se laisse couler dans des ténèbres profondes, insondables, chavirant dans un océan velouté, hors d'atteinte.

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↬ Au-delà des héros- Nouvelles LGDCOù les histoires vivent. Découvrez maintenant