↬ Au-delà des héros- Nouvelles LGDC

➸ Pomme Empoisonnée

Note : suite de "Traque Nocturne", peut être lue indépendamment.

❝ELLE EST PARTIE. ❞

Combien de jours passés sans se reposer, sans se nourrir, à noyer son chagrin et sa haine dans le labeur, combien de jours passés à ruminer cette unique pensée, à occulter tout le reste ? Il ne sait pas. Ça n'a pas d'importance. Plus rien ne mérite qu'il s'y intéresse.

Il ne s'attarde plus le long des petits sentiers bordés d'aneth et de chèvrefeuille. Il n'écoute plus les rouges-gorges siffloter en rentrant de chasse. Il ne joue plus à chat-perché avec les chatons de la pouponnière. Il a cessé de rendre des visites aux anciens. Il y a longtemps qu'il n'a pas ri. Qu'il n'a pas plaisanté, qu'il n'a pas eu une interaction avec qui que ce soit. Il n'a plus la même étincelle enjouée dans les yeux.

Poil de Bourdon n'est plus que l'ombre de lui-même depuis qu'Aile de Colombe s'est enfuie.

Abandonnant pêle-mêle sœur, parents, amis, responsabilités. Disparaissant aussi soudainement qu'un courant d'air. Brisant les cœurs, piétinant la décence, suscitant les scandales et le courroux, elle s'est envolée pour ne jamais revenir. Tout ça pour un bellâtre ennemi.

Mais surtout, elle l'a brisé, lui. Pulvérisant ce qu'il restait de sa dignité sans s'en préoccuper.

Poil de Bourdon s'est renfermé dans un mutisme rageur. La haine plutôt que le chagrin. Plus facile d'en vouloir au monde entier que de voir la réalité en face. Il s'aveugle lui-même d'un voile de colère. Se réfugier dans une fureur destructrice, c'est ce qui lui a permis de tenir le coup. Il a hurlé sur ceux qui osaient le tenir en pitié. Il a montré les dents à ceux qui s'approchaient de lui. Il s'est défoulé. Il crachait sa haine à la lune. 

Beaucoup ont commencé à le craindre, à redouter les états instables de ce guerrier auparavant si doux. Les amis se sont raréfié. La compassion s'est amenuisée. Chacun a refait sa vie de son côté et on l'a laissé se débrouiller seul. Sont venues les médisances avec leur lot de condescendance. Certains ne se gênaient pas pour prendre de haut ce guerrier qui ne voulait pas se reprendre en patte. Ce désespéré qui se mettait dans tous ses états pour quelqu'un qui ne voulait pas de lui.

La rage, au fil des jours, s'est estompée. Poil de Bourdon s'est éteint à l'image de la flamme de la folie qui l'animait. Il est devenu ce guerrier passif, sans volonté, qui ne fait rien d'autre que de servir le clan jusqu'à s'en épuiser pour se coucher le soir, exténué, pour rêver de promesses vaines. Ce figurant déchu qu'on se fait un plaisir d'ignorer.

Il est devenu mou, docile, perdu. Hanté par une personne qui ne l'avait jamais laissé entreprendre son deuil et repartir de zéro, qui n'a jamais dissipé les faux-semblants, les ambiguïtés.

Il sait que ça n'allait pas. Qu'il n'était pas fait pour elle. Que ce n'était pas réciproque, pas vraiment, que ses sentiments n'étaient pas partagés. Il sait qu'elle s'est jouée de lui comme on se jouerait d'un enfant trop crédule. Il sait qu'il était un remplaçant temporaire. Qu'il y aurait toujours lui. Après tout, il les avait vus, lors d'une virée noctambule. Et même s'il avait cru que c'était fini, de toute façon, ils avaient fini par se mettre d'accord : ça ne servait à rien de continuer.

Alors pourquoi se sent-il aussi trahi ?

Aussi trahi que si on lui avait confié une pomme empoisonnée à l'apparence mûre et juteuse, qu'il avait mordu dedans à pleins crocs, sans réfléchir, et qu'elle s'était révélée pleine de fiel. Que l'acide continuait à lui ronger de l'intérieur.

Tout simplement parce qu'il a continué à y croire, lui, ce grand naïf, ce benêt incomparable, ce sot crédule. Poil de Bourdon pourrait se traiter de tous les noms qu'il ne pourrait faire machine arrière. Et voilà qu'elle déploie ses ailes pour s'envoler au loin, cette hirondelle mensongère, qu'elle s'en va à la première occasion, qu'elle le quitte sans mot dire, et lui reste seul.

Poil de Bourdon s'est amaigri. Les vautours qui le tourmentaient et leurs commentaires et ragots se sont lassés. Pas lui, qui n'a pas tourné la page. Plus personne ne se soucie de lui. Millie n'a d'yeux que pour Belle Églantine, avec qui il n'a jamais été à l'aise. Pluie de Pétales est trop occupée avec Cœur d'Épines pour voir qu'il souffre. Nuage de Graines...Nuage de Graines est morte, alors que leur amitié était sans limites. Seul Plume Grise observe son fils dépérir avec consternation. Il finit par aller le voir. Lui parler. Il espère le décharger, ne serait-ce qu'un peu, de sa douleur. Il sait ce que ça fait.

Alors il parle. Il lui raconte Rivière d'Argent, qu'il n'aura jamais fini de connaître, ses manies attachantes, sa manière d'être unique. Lui raconte sa fille aussi profonde qu'elle, partie trop brusquement, son fils migrant vers de nouveaux horizons. Il dit que ce n'est pas comparable, qu'ils n'ont pas vécu la même chose, mais qu'il faut accepter. Laisser ceux qu'on aime, peu importe la réciprocité, s'envoler. Et se reconstruire soi.

Curieusement, les mots de son père finissent par apaiser Poil de Bourdon. Sans pour autant tout guérir, il reprend goût à la vie. Doucement, lentement, mais il revit. Il sympathise, il rend service, il s'accorde du temps pour lui et s'investit dans la vie du clan, progressivement. Il se remets à se promener, à flâner au bord des chemins, à inhaler les odeurs du printemps qui revient et qui l'apaise. Il passe du temps avec Belle Églantine, apprend à la connaitre mieux. Renoue avec l'indéfectible Pluie de Pétales. Il devient oncle, s'amuse avec ses neveux et nièces.

Poil de Bourdon commence à oublier. La vie est devant lui. Tout se passe merveilleusement bien. Le pire devient le passé. Il est bien vu, maintenant. Certains vont jusqu'à le voir à la tête du clan, quoiqu'il ne voudrait jamais. Il n'aspire qu'à une vie simple, désormais. Il attends de trouver l'élue dans toutes celles qui lui tournent autour, aussi.

Et puis alors que tout semble aller pour le mieux... Alors que la vie s'offre à lui sous ses meilleurs hospices, alors qu'il se sent mieux qu'il ne l'a jamais été...

Elle revient.

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