➸Sacrifice

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MUSEAU CENDRÉ ne s'était jamais sentie aussi impuissante qu'à ce moment précis, alors que, penchée au-dessus de Poil de Châtaigne, qui gémissait de douleur, secouée de spasmes, elle s'efforçait de trouver les mots qui calmeraient la reine écaille. Comment lui dire que tout irait bien, comment ignorer les hurlements de douleur et les cris de guerre qui déchiraient l'air, tout près de la pouponnière ?

En tant que guérisseuse, elle avait déjà été confrontée à des cas graves, incurables, à des marées sanglantes et des infections mortelles, elle côtoyait la mort de près, mais elle n'avait jamais été si proche de la fin. Un désespoir infini, sans nom, gangrenait sa détermination initiale de sauver sa camarade et ses futurs petits. Une mise à bas au milieu d'une bataille inédite et sanglante avec leurs prédateurs les plus redoutables, les blaireaux... comment s'en sortiraient-elles ?

Museau Cendré secoua imperceptiblement la tête, comme pour chasser la nuée de pensées paniquées qui se bousculaient dans un tumulte incontrôlable. Elle devait rester professionnelle, en toutes circonstances. Poil de Châtaigne, percluse de douleur et de terreur, avait les yeux si démesurément écarquillés qu'on en voyait le contour blanc. La pauvre reine déjà terrifiée n'avait pas besoin de voir que sa guérisseuse en apparence rassurante se laissait aller à la peur.

-Tout va bien, énonça-t-elle posément, alors qu'elle pensait tout le contraire. Tu vas y arriver, Poil de Châtaigne.

La jeune guerrière écaille parut se détendre légèrement à ces encouragements, comme si elle avait besoin qu'ils soient proférés à voix haute, comme si elle s'y raccrochait. Museau Cendré scruta avec attention le ventre gonflé de sa camarade, palpa ses flancs avec le plus de délicatesse possible.

Ça se présentait plutôt bien, à ce qu'elle pouvait constater. Les chatons étaient vraisemblablement nombreux, mais aucun problème particulier n'était à déplorer. Cependant, la mise à bas prendrait du temps, énormément de temps...Du temps qu'elles n'avaient pas, songea Museau Cendré, le pelage ébouriffé et le cœur battant. Les blaireaux pouvaient surgir à n'importe quel moment et débouler dans la pouponnière. La jeune guérisseuse n'avait jamais eu aussi peur. Pas peur pour elle, mais pour Poil de Châtaigne, ses petits à naître...

Dans des circonstances normales, elle aurait demandé à ce qu'on apporte un bâton à mordre et de la mousse imbibée d'eau pour la reine souffrante, elle aurait éventuellement sollicité l'aide de femelles expérimentées. Mais elle devait se débrouiller seule.

Elle souffrait de se voir confinée avec pour seule compagnie les hurlements stridents de sa camarade, agitée par de violents spasmes toujours plus douloureux, alors qu'elle aurait aimé se battre, déployer toute l'énergie, l'adrénaline qui circulait dans ses veines, ou venir en aide à ses semblables en détresse, probablement blessés.

Si seulement Feuille de Lune avait été là pour l'assister...Elle chassa cette pensée d'un mouvement de tête sec, s'interdisant d'y songer.

Un cri brusque et rauque de Poil de Châtaigne la fit replonger dans l'angoissante réalité. Elle plongea ses prunelles bleues dans celles ambrées de la jeune chatte, s'efforçant d'y faire passer toute sa sollicitude, de lui insuffler un courage suffisant pour surmonter la douleur. Elle ne pouvait guère faire plus. Il fallait attendre la fin du calvaire.

Elle avisa soudain un mouvement vif à sa droite, visant Poil de Châtaigne, qui laissa échapper un hurlement paniqué, se recroquevillant. Museau Cendré n'avait pas besoin de se tourner pour connaitre la menace féroce et vorace, sauvagement dressée derrière elle. Mue par un instinct naturel, elle fit barrière entre la reine et le blaireau, d'une impulsion vive et fulgurante.

Lorsqu'elle se retrouva projetée avec une brutalité et une soudaineté inimaginable par une patte griffue et puissante à l'autre bout de la pouponnière, le temps sembla se suspendre, la réalité se distendre, comme dans un rêve, et le cri de détresse qu'elle voulut pousser mourut dans sa gorge. La douleur, fulgurante, impitoyable, lui déchira les flancs, broya ses côtes, écrasa son cœur dans sa poitrine. Elle se propageait vivement, sourde et lancinante, de la pointe de ses oreilles à sa queue touffue, ravageant tout sur son passage.

La guérisseuse avait à peine conscience d'elle-même. Tout flottait dans un brouillard écarlate, douloureux. Des points noirs dansaient devant elle. Un liquide écarlate et poisseux teintait la mousse sur laquelle elle s'était effondrée, et Museau Cendré réalisa avec un temps de retard qu'il s'agissait de son sang, qui s'écoulait de ses côtes en une marée sanglante impossible à freiner.

Une certitude s'empara d'elle, implacable. Elle allait mourir. Ses ancêtres avaient eu raison, comme toujours. Elle l'accepta avec tranquillité. Céder à l'appel d'un sommeil profond était tellement tentant...Son corps s'engourdissait, ses paupières tressautaient, son esprit divaguait, déjà ailleurs. Elle ferma les yeux et se laissa doucement emporter, résignée. 

La joie qui la transporta lorsqu'elle entendit la voix familière de sa chère apprentie, au-dehors, était indescriptible. Ainsi, Feuille de Lune ne l'avait pas abandonnée. Une étincelle d'incrédulité donna naissance à un brasier de bonheur, d'espoir. Elle était revenue. 

Elle s'accrocha désespérément à cette pensée, y puisant la force de rouvrir les yeux. La fine silhouette de la jeune chatte tigrée qu'elle avait formée faisait face avec une bravoure téméraire à l'immense bête poilue, noire et blanche, aux yeux jaunes et perçants, qui avait envahi la pouponnière.  Museau Cendré, à la fois terrorisée pour celle qu'elle considérait comme sa fille, et fière du courage de cette dernière, retint son souffle, soulagée, lorsque la bête féroce, blessée et hagarde, s'enfuit à pas lourds, délaissant la pouponnière. 

Feuille de Lune, les poils hérissés et les yeux où dansaient une crainte instinctive, s'approcha à grandes foulées de Museau Cendré, lâchant un cri paniqué devant l'étendue de ses blessures, et entreprit immédiatement de s'occuper de ses plaies.

Mais la guérisseuse du Clan du Tonnerre, nullement apeurée, laissa éclore un ronronnement sourd et confus dans sa gorge. Son apprentie était revenue, elle sauverait Poil de Châtaigne, assurerait le rôle de soigneuse. Quant à elle...Elle n'était pas dupe. Elle ne survivrait pas, comme l'avait prédit le Clan des Étoiles, mais elle mourrait avec au moins la certitude de laisser son clan entre de bonnes pattes.

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↬ Au-delà des héros- Nouvelles LGDCOù les histoires vivent. Découvrez maintenant