Pluie de Pétales a toujours été invisible. Inexistante et effacée au yeux des autres. Pas une personne, mais une donnée. Pas une guerrière, mais un élément. Elle n'est jamais Pluie de Pétales, mais toujours une sœur, une fille, une amie, une apprentie, une mentor. Jamais elle-même, mais le quelque chose de quelqu'un.
Et Pluie de Pétales commence à ne plus le supporter. Arrête de te morfondre !
Pourquoi est-ce que personne ne se soucie d'elle, de ce qu'elle ressent ? Pourquoi sa propre mère n'a pas daigné lui adresser un regard depuis des lunes ? Pourquoi ce foutu arbre est-il tombé sur sa sœur ce jour-là ? Pourquoi un tel concours de circonstances a-t-il pu provoquer l'accident qui a brisé sa famille ?
La jeune guerrière se déteste de penser ça, mais parfois, elle en arrive à penser qu'elle aurait préféré être paralysée à la place de Belle Églantine. Elle se haït de songer que la condition de sa sœur lui aurait été supportable. Elle sait pertinemment que c'est horrible, mais elle en vient à la jalouser. Tu te comportes comme une gamine envieuse, fais quelque chose de ta vie !
Est-ce que la faculté de marcher, pouvoir courir, d'être guerrière, est-ce que tout cela vaut l'admiration générale, l'attention de tous et l'amour maternel que lui doit sa condition d'infirme ?
Être la cible de toutes les œillades affectueuses et le rayon de soleil du clan, même handicapée, est-ce vraiment moins préférable qu'être une guerrière ignorée, oubliée, renfrognée et laissée de côté, bien que valide ?
Pluie de Pétales ne sait pas. Elle doute. Et c'est ce poison pernicieux qu'est la jalousie qui ronge son cœur meurtri, la laissant amère et honteuse. Elle évite Belle Églantine et sa cour, craignant par-dessus tout que la convalescente voie l'avidité et la sécheresse qui doit suinter de son regard vert. Que la jeune infirme comprenne que sa propre sœur envie sa situation, alors qu'elle a tout perdu et plus aucun avenir.
Jalouse d'une infirme ! Regarde-toi, c'est pitoyable.
On lui dit souvent qu'elle a de la chance, elle. Et la jeune guerrière culpabilise. Elle se sent égoïste. Égocentrique. Pluie de Pétales se voit dans le regard des autres. L'image que son reflet lui renvoie est celle d'une personne monstrueuse. Tu es égoïste. Tellement pétrie d'avarice et de cupidité qu'elle convoite les maigres avantages d'une pauvre guerrière incapable de marcher.
Elle est privée d'avenir, et toi, tu es tellement envieuse que tu passes ton temps à la jalouser !
Elle a l'impression que Belle Églantine, elle aussi et à sa manière, fait tout pour l'éviter. Peut-être, sûrement qu'elle la jalouse, elle qui peut gambader, guerroyer, mettre au monde des enfants, vivre sa vie sans assistance perpétuelle. Bien sûr. Belle Églantine est plus légitime à l'envier. C'est à juste titre. Sauf qu'elle ne se plaint pas, elle. Ou rarement. Elle garde le sourire malgré la tragédie.
Pluie de Pétales a essayé de faire comme elle, de sourire, de profiter, d'être enjouée, elle aussi, un peu après l'accident. Pour voir si elle s'attirerait, elle aussi, des rires et des plaisanteries en retour. Mais on lui a reproché sa joie de vivre. On lui a dit qu'elle était bien vilaine, à s'amuser alors que sa sœur souffrait non loin.
Ne penses-tu pas qu'elle souffre déjà suffisamment pour que tu l'accables encore plus ?
Elle ne comprend pas ce qu'on attend d'elle. Lorsqu'elle ose profiter de la vie, on le lui reproche. Quand elle se mure dans la détresse, on lui crache dessus aussi. Si elle va trop souvent voir Belle Églantine, c'est qu'elle la nargue. Si elle cesse de lui rendre visite, elle est cruelle à délaisser sa propre sœur. C'est un imbroglio de contradictions. Quoiqu'elle fasse, les commères la prennent en grippe. Pluie de Pétales a tout simplement cessé de prêter attention à ce qu'on disait d'elle.
Tu ne comprends pas qu'il y a plus important que toi et ton petit confort ?
De toute façon, maintenant, tout le monde s'est détourné d'elle. Personne ne prend en compte sa présence, à part peut-être Feuille de Lis, qui elle seule pouvait la comprendre, et Poil de Bourdon, son frère, dont elle s'était considérablement rapprochée. Mais il était en proie à ses propres tourments, accablé lui aussi, et elle ne savait plus quoi faire pour l'aider.
Pluie de Pétales se souvient des derniers mots qu'elle a échangé avec Millie, quand elle a enfin osé se confier sur sa détresse. Des mots durs, violents, pleins de reproches, lourds de ressentiment. Des mots qui restent dans sa mémoire, qui la tourmentent, qui ravivent une vieille blessure jamais guérie, des mots plein de fiels.
Ne vois-tu donc pas que ta sœur souffre ?
Je suis désolée si tu te sens délaissée, mais je dois m'occuper de Belle Églantine.
Je n'ai pas le temps pour tes états d'âme.
Oh, regardez, Pluie de Pétales ne rend jamais visite à sa sœur. Quelle égoïste, celle-la.
Elle ne fait toujours que se plaindre.
Les médisances des uns et les reproches de sa mère s'entremêlent, la torturent, l'éteignent à petit feu. Dès qu'elle ferme les paupières, la nuit, les pensées noires l'assaillent. Aucun répit. A chaque action qu'elle entreprend, une petite voix dans sa tête la tourmente, commente tout ce qu'elle fait. Une voix qui ressemble étrangement à celle de Millie. Aux intonations typiques de Belle Églantine.
Elle aimerait hurler à Belle Églantine qu'elle ne mène pas la vie de rêve qu'on croirait. Qu'il ne suffit pas de pouvoir marcher pour être heureux. Pluie de Pétales aimerait crier qu'elle ne verrait aucun mal à échanger leurs corps et leurs places. Si seulement ça marchait comme ça. Si seulement Millie et Plume Grise pouvaient la regarder comme avant.
Un déclic se fait alors en elle. Si sa vie n'est pas aussi rose qu'elle en a l'air, si les deux sœurs se jalousent mutuellement, créant un fossé infranchissable entre elles, si les deux ressentent le même creux dans l'âme, alors peut-être qu'il ne suffit ni de membres valides ni de l'attention générale du clan pour être comblé. Peut-être que Belle Églantine se sent étouffée. Obligée de sourire, de donner le change. Peu-être qu'elle doute de la sincérité de ceux qui se bousculent pour lui parler. Peut-être qu'elles ne sont pas si différentes, finalement.
Cette pensée est curieusement apaisante. Pluie de Pétales sent qu'elle doit renouer le lien avec sa sœur. Mener une vie sans regrets. Ne pas devoir se flageller plus tard pour ne pas avoir su lui parler.
Même si elle continue toujours d'être aussi translucide pour les autres, elle a l'impression d'être plus légère depuis qu'elle fréquente Cœur d'Épines. C'est un drôle de vétéran renfrogné. Il exhale une vieille colère jamais apaisée, tout comme elle. Ils se soignent mutuellement. Il n'est pas parfait, mais elle ne l'est pas non plus. Elle ne se soucie pas des qu'en-dira-t-on, des rumeurs, du scandale qui a éclaté. Peu importe leur différence d'âge, au fond. Parce que Pluie de Pétales n'a pas l'impression d'être invisible pour lui. Elle n'a pas l'impression d'être le quelque chose de quelqu'un, ni de n'être qu'un pétale parmi d'autres. Avec lui, elle se sent...oui, elle se sent vivre.
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↬ Au-delà des héros- Nouvelles LGDC
Fanfiction❝La légende omet souvent les ombres tourmentées que laissent les héros sur leur sillage.❞ ➵ Ils s'appellent Museau Cendré, Petite Écume, Poil de Bourdon... Ce sont des éléments du décor, de simples pions sur l'échiquier du destin. On pense les conna...