Jour 3

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Cela faisait longtemps qu'Alhaitham n'avait pas aussi mal dormi. Quand il avait ouvert la bouche pour dire à Kaveh ce qu'il considérait être ses quatre vérités, il ne s'était pas vraiment attendu à une réaction aussi violente. Il avait bien évidemment pensé qu'il crierait, mais il aurait plutôt cru qu'ils se disputeraient pour ensuite passer à autre chose, comme ils le faisaient toujours. Jamais les choses n'étaient allées aussi loin entre eux.

Jamais Kaveh ne s'était mis en colère de la sorte, jamais il n'avait ainsi décrété qu'il quitterait la maison. Et pour la première fois depuis des années de cohabitation, Alhaitham se sentait coupable, au point où cela avait perturbé sa nuit. Il n'était pas habitué à ce sentiment de culpabilité. Il n'était pas habitué non plus à cet accès de rage froide dont Kaveh avait fait preuve. Il revoyait son visage pendant qu'il lui criait dessus, à la fois heurté et furieux. Il ne l'avait jamais vu ainsi auparavant, lui qui était d'une nature si conciliante, naturellement si sympathique. C'était également la première fois qu'ils allaient se coucher en laissant une tension aussi pesante entre eux.

Alhaitham était mal à l'aise. Il ne savait pas ce qu'il était censé faire dans une telle situation. Il aurait dû se taire et garder ses pensées pour lui comme il l'avait toujours fait. Kaveh avait insisté et il avait craqué et maintenant, il le regrettait amèrement. Il avait conscience d'avoir été brusque dans ses propos, mais il n'avait pas cherché à être méchant ou à le blesser. À sa manière, il avait dit ce qu'il pensait pour l'aider. Cela faisait bien trop longtemps qu'il regardait Kaveh s'enfoncer dans ses problèmes et cela ne le laissait pas indifférent, malgré les apparences. Il avait simplement voulu lui apporter de potentielles solutions. Mais évidemment comme toujours, il avait été incapable d'y mettre les formes.

Il avait envie d'arranger les choses. Il tenait à lui, même s'il n'en disait rien, et il refusait que ce soit cet échange qui mette fin à leurs longues années de cohabitation.

Alhaitham se souvenait parfaitement de la première fois qu'il avait vu Kaveh. Ils étaient tous deux étudiants à l'Académie, à l'époque. Quelque chose chez lui avait tout de suite accroché son regard. Il dégageait une aura aussi lumineuse que chaleureuse qui l'avait fasciné. Les autres étudiants se réunissaient naturellement autour de lui. Il semblait toujours de bonne humeur et si facile à vivre. Il était tout ce que le scribe n'avait jamais été et ne serait jamais.

Ils s'étaient réellement rencontrés lorsqu'ils avaient été contraints de travailler en groupe avec d'autres étudiants pour un devoir. C'est là que les choses avaient commencé à se gâter. Alhaitham avait réalisé qu'ils n'étaient jamais d'accord sur rien. L'intelligence et la perspicacité de son aîné ne lui avaient pas échappé, mais il n'acceptait pas du tout sa manière de voir les choses. Kaveh était un idéaliste qui frôlait parfois la naïveté. Il était dévoué au monde entier et faisait passer tout et n'importe quoi avant lui-même, quitte à ce que cela lui nuise – ce qui était arrivé plus d'une fois. Alhaitham n'avait jamais compris ce qui le poussait à agir ainsi et cela l'avait agacé à de nombreuses reprises.

Au-delà de ça, ils n'avaient pas réussi à se mettre d'accord sur le moindre point lors de ce devoir. Chaque session de travail avait amené à des débats complexes, si bien que rapidement, les autres étudiants du groupe avaient abandonné le projet, incapables de les suivre. Quand il n'y eut plus qu'eux deux, après des disputes et des débats supplémentaires, ils furent obligés d'admettre qu'ils étaient incapables de travailler ensemble et le projet de groupe avait été définitivement abandonné.

Après ça, Alhaitham n'avait plus vraiment croisé le chemin de Kaveh pendant quelques années. Puis un beau jour, alors que lui travaillait déjà comme scribe et venait de s'acheter sa petite maison, il l'avait croisé à la taverne de la ville, seul et complètement déprimé. Curieux de savoir ce qui avait pu miner l'idéaliste, il s'était installé à sa table pour en apprendre plus sur ses malheurs. Et ce soir-là, il l'avait longuement écouté, avec une grande attention. Il l'avait écouté expliquer en détails comment il s'était ruiné en menant à bien la construction du palais. Il l'avait écouté se lamenter, se demander où il allait pouvoir vivre maintenant qu'il n'avait plus du tout d'argent. Il avait regardé ce jeune architecte, ses cheveux dorés se balancer au rythme de ses gestes, ses yeux rougeoyants emplis de détresse, ses joues rosies par l'alcool qu'il avait consommé. Il l'avait longuement observé. Puis, il avait réalisé que la fascination qu'il avait ressentie à son égard en le rencontrant à l'Académie n'avait pas disparu. Il s'était aussi rendu compte que leurs sessions de travail, bien qu'inutiles, lui avaient permis de développer un certain intérêt pour lui.

Une semaine en suspensOù les histoires vivent. Découvrez maintenant