À mon Erika Jolina,
et à mon Allan.
Samedi 10 septembre 2022.
Message d'Erika envoyé à 12h25 : Je viens d'apprendre que ma cousine est née cette nuit !
Message de Tiago envoyé à 12h35 : Oh, trop bien, félicitations alors !
Message d'Erika envoyé à 12h36 : Et il y a une semaine, mon cousin a eu son troisième enfant. Le jour de mes 20 ans en plus !
Message de Tiago envoyé à 12h39 : Putain, mais il y a grave de naissances dans ta famille en ce moment. 😂
Message d'Erika envoyé à 12h39 : Non, mais il y a qu'eux, t'inquiètes.
Message de Tiago envoyé à 12h43 : Oui, mais l'année n'est pas terminée. 😉
Message d'Erika envoyé à 12h55 : Oui. 😅
Message de Tiago envoyé à 14h22 : J'ai fini mes devoirs (enfin !), je vais me faire à manger.
Message de Tiago envoyé à 14h47 : Elle est à quelle heure ta fête déjà ?
Message d'Erika envoyé à 14h56 : 16h.
Message de Tiago envoyé à 14h57 : Tu veux qu'on s'appelle avant ?
Message d'Erika envoyé à 15h47 : J'ai pas le temps, je dois y aller, je suis déjà en retard... 🙏
Message de Tiago envoyé à 15h54 : Ok, t'inquiètes pas.
Message d'Erika envoyé à 19h48 : Ça te rassure si je te dis qu'on est perdus en forêt ?
Message d'Erika envoyé à 19h48 : Si tu reçois ce message, sache que je t'aime.
Message de Tiago envoyé à 19h49 : Mais tu es sérieuse là ?
Message de Tiago envoyé à 19h49 : Tu me fais peur...
Message de Tiago envoyé à 19h49 : Retrouve ton chemin s'il te plaît.
Notre vie ne tient qu'à un fil. Ça, on le sait tous, mais on ne le réalise toujours que trop tard.
On était une bande de jeunes alors tout le monde dira qu'on avait consommé, qu'on faisait les cons ou même qu'on ne respectait tout simplement pas les limitations de vitesse. Pourtant, je peux vous assurer qu'on a tout fait correctement. Il n'y avait pas de musique, personne n'avait bu ni fumé. Alors pourquoi nous ? Pourquoi cela devait-il nous arriver à nous ? Qu'avions-nous fait pour mériter cela ? On a suivi les règles comme il fallait et, même en faisant cela, tout a basculé.
On ne peut jamais réellement s'imaginer comment cela pourrait se passer, comment tout pourrait s'arrêter d'un seul claquement de doigts, d'un seul dérapage. Et puis tout devient subitement sombre, et on plonge dans une solitude glaçante.
J'observais la lune nous suivre, accompagnée de ses nombreuses étoiles scintillantes. L'air chaud de cette soirée d'été me fouettait les cheveux malgré le bandana autour de ma tête alors j'avais remonté la vitre de ma portière. La voiture a pris un virage. Nous étions un peu serrés à trois à l'arrière et la route de campagne n'était pas très agréable avec tous ces trous, mais le 4x4 avait déjà connu pire. Je regardais au loin et voyais une longue ligne droite face à nous. Perdue dans la contemplation de ce ciel estival, je sentais que nous tournions de manière imprévue.
Non, en fait, nous doublions les deux voitures devant nous ; nous étions les avant-derniers du groupe. Peu inquiète, le conducteur avait toute ma confiance et je n'avais jamais peur en voiture. J'observais par la vitre la petite voiture rouge que nous dépassions et ses passagers qui nous regardaient avec un drôle d'air. Oui, notre conducteur semblait vouloir faire le malin, mais nous ne risquions pas grand-chose : nous étions tous attachés, nous avions de bonnes roues et cette route n'était jamais empruntée à cette heure-ci.
Soudain, j'ai senti l'arrière de la voiture déraper et la personne à ma gauche se crisper. Je n'ai pas eu le temps d'avoir peur. Inexplicablement, j'ai compris ce qui allait arriver et mon instinct de survie a pris le relais sur ma conscience. Je me suis crispée aussi et j'ai tenté de m'accrocher comme je pouvais à la portière. J'ai fermé les yeux, comme si je ne voulais pas assister à la scène, et j'ai entendu le premier impact. Un gros bruit sourd de ferraille qui s'écrase, qui se brise, et ma tête a claqué violemment contre le montant de la portière.
Trou noir.
Je ne voyais plus rien. Je n'entendais que des voix au loin. On appelait chaque prénom.
« Personne ne répond ! » a crié une fille qui semblait être à l'extérieur de la voiture.
Je ne sais pas combien de temps s'était écoulé depuis l'impact, mais un petit groupe semblait s'être formé autour du véhicule. Il s'agissait sûrement de nos amis dans les trois autres voitures.
Au bout d'un moment, la voix d'un homme a résonné dans l'habitacle. Il nous appelait, tentait de nous réveiller ; il voulait s'assurer que chacun aille bien avant de répondre à l'appel général extérieur. Chacun a donné son prénom pour rassurer tout le monde. Sébastien, Noreen, Marion, Allan.
Tous. Sauf moi.
Je ne sais pas pourquoi, mais je suis restée muette, incapable de prononcer un seul mot, incapable d'ouvrir la bouche ou même de faire le moindre geste. On m'appelait, on criait mon nom, on a même secoué mon corps anesthésié. Mais rien ne se passait. J'entendais des sanglots d'une fille sur ma gauche.
Ne pleure pas, Marion, ça va aller, ne t'en fais pas. Je n'ai pas mal, regarde, je ne ressens aucune douleur, avais-je envie de lui dire, mais j'en étais incapable.
À vrai dire, je ne ressentais strictement plus rien. C'était le vide complet. Seules des voix lointaines me parvenaient. J'entendais quelqu'un au téléphone et je percevais quelques bribes de la conversation : « urgences », « un conducteur et quatre passagers », « n'a pas repris connaissance », « route de campagne », « véhicule retourné », « fossé », « tonneaux » ...
Pas besoin de plus, j'imaginais très bien le tableau. Je ne pensais pas qu'on aurait eu un tel accident. Pourquoi était-ce arrivé ? Le conducteur savait qu'il n'était pas seul, il n'aurait jamais pris un tel risque juste pour impressionner les autres.
J'essayais de me concentrer sur les bruits qui nous entouraient. Je percevais d'autres sanglots ; cette fois c'était un homme. Quelqu'un s'est approché de lui, la personne lui disait avec une voix désolée : « Ça va aller, elle va s'en sortir. Ne t'en fais pas, Allan, les secours arrivent.»
Allan ! C'était donc lui qui pleurait ? On s'était rencontrés au lycée cinq ans plus tôt, c'était le meilleur ami de Tiago.
Dans le champ, à quelques mètres de la voiture accidentée, la lumière d'un téléphone s'allumait et s'éteignait de manière irrégulière.
Message de Tiago envoyé à 20h51 : Tu es vivante ?
Appel manqué de Tiago à 21h08.
Appel manqué de Tiago à 21h20.
Appel manqué de Tiago à 21h36.
Message de Tiago envoyé à 21h41 : Envoie-moi un message dès que tu peux s'il te plaît.
Message de Tiago envoyé à 22h34 : Appelle-moi si tu peux ou envoie-moi juste un message s'il te plaît. J'espère que tu vas bien, je t'aime.
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La dernière nuit de septembre
RomanceLa vie ne tient qu'à un fil. Ça, on le sait tous, mais on ne le réalise toujours que trop tard. On ne peut jamais réellement s'imaginer comment cela pourrait se passer, comment tout pourrait s'arrêter d'un seul claquement de doigts, d'un seul dérap...