Chapitre 9

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C'était la toute première fois que je prenais un vrai verre avec tout le monde ; enfin, pas vraiment tout le monde, bien évidemment, il n'y avait ni Marc, ni Raphaëlle. Les deux étaient, pour des raisons totalement différentes, craints de tout le monde ; le premier par son charisme et son aura de gourou capitaliste, la deuxième par ses sautes d'humeur chaotique. Mais pourtant, tout le monde s'accordait à dire qu'ils paieraient cher pour voir ces deux-là sous l'influence de l'alcool. Et malgré les rares et timides invitations faites par l'équipe, aucun des deux n'avait jamais accepté, ou du reste, ne serait-ce que montré le bout de leur nez hors de la Marmelade.

Nous étions allés dans leur lieu de prédilection, un bar qui s'appelait La Bastringue, situé tout près de la maison d'édition. Ils avaient pris pour habitude de se rendre ici, au moins une fois par mois, parce que, selon Pierre et François : « on se tue déjà à la tâche, alors autant le faire avec plaisir ! » ; un dicton que personne à part eux en saisissait le sens, tant il était dit sur tous les tons, parfois d'une fausse colère, entre deux fou rire, ou bien dans un chuchotement maçonnique.

Du reste, le lieu était très charmant, mais loin d'être propre ou aussi sublime que les autres bars chics que la ville, il avait son propre charme ; le charme des lieux qui subliment leur médiocrité, entre les chaises de cantine, les tables bancales, l'écran plat d'un autre âge qui diffusait en boucle le même match de foot, le ventilateur de plafond qui ne servait plus que de repose-poussières, et les murs aux affiches douteuses et graveleuses. Tout un pan, d'ailleurs, d'un mur, était recouvert d'une myriade de photos d'identité, ceux des clients qui, s'ils le voulaient, pouvaient garnir encore plus cette décoration atypique ; c'était une fierté de faire partie – littéralement – des murs.

— Tu sais ce que c'est le pire !? énonça Pierre à la tablée sans vraiment s'adresser à quelqu'un en particulier.

Et après un silence perdu dans le brouhaha général du bar, entre deux musiques de fond qui s'enchaînent dans la plus grande indifférence :

— Non, mais tu vas nous le dire ! rétorqua François et le pointant du doigt.

— Je te jure, intervint Élise d'un ton sec et glacial. Si tu dis encore ta phrase débile-

— Quoi ? tu vas faire quoi ? lui demanda Pierre avec une tête d'ahuri heureux, sachant pertinemment qu'elle n'était pas si sèche qu'elle le prétendait être.

Élise, c'était la dernière personne qu'on m'avait présentée ; une grande brune aux cheveux longs, aussi discrète qu'impressionnante, aussi belle que terrifiante. Elle avait les traits du visage droits et élancés, la caricature – presque – de ces bibliothécaires dont la sévérité est légendaire ; elle rigolait que très peu – et en réalité, je ne l'avais jamais vu rire – ou ne le montrait pas beaucoup. Alors, elle regardait Pierre droit dans les yeux, le mettant au défi de sortir son ânerie ou son jeu de mots capillotracté. Elle semblait être capable, par la simple force de son regard, d'intimider les plus fort ; mais Pierre, loin d'être fort, encouragé dans la bêtise par son acolyte de toujours – François – était aveugle au courroux qui pouvait s'abattre sur lui, un sourire en coin, l'air déjà satisfait de sa future bêtise.

Il prit une grande inspiration, s'adossa à son siège, et dans un élan romanesque, presque lyrique, sa pinte de bière blonde à la main, à moitié plein, son regard au loin, il déclama :

— C'est quand même une bonne boîte La Marmelade, malgré tout.

Un long silence s'ensuivit ; presque dans une déception générale, chacun revint à leur discussion, l'effet de surprise que Pierre voulait amener tomba aussi vite comme un soufflé raté. Puis, il me regarda, continua :

— Tu en penses quoi, toi ?

— Qui, moi ? demandai-je, prise de court.

— Oui, toi ! répondit-il.

Et après une courte hésitation, sous le regard de tout le monde, d'un coup d'un seul, je lui dis, sur la défensive, craignant de froisser quelqu'un à table :

— Oui, je suppose... je ne sais pas trop... je viens d'arriver.

— Laisse la petite tranquille, Pierre ! s'offusqua Nina.

Et en me regardant, elle continua à voix haute comme s'il n'était plus à table :

— Tu sais, tu n'es pas obligée de répondre à toutes ses questions, la plupart d'ailleurs ne sont même pas sérieuses.

— Tu n'es pas d'accord avec moi ?! l'interrogea-t-il à son tour.

Et François, à qui l'on n'avait rien demandé, d'une voix presque inaudible, pareil à un murmure, avant que Nina répondît à François :

— Moi, j'suis bien d'accord avec toi mon p'tit Pierrot. Il n'y a plus de saison.

Et Nina :

— Si, objectivement, si, je suis d'accord avec toi. Mais-

— Mais ! lui coupa-t-il.

— Mais vous avez toujours le même débat ! intervint Élise. C'est usant à la fin.

Puis, François, sur la même intonation que sa dernière intervention :

— Moi, j'suis bien d'accord avec toi ma p'tite Élisot. Il n'y a plus de saison.

Alors, Élise, son verre de vin blanc à la main, adossée à sa chaise, les bras croisés, dans un petit discours – qui lui aussi, probablement, était tout aussi récurant que le débat – mit un terme à cette discussion sans fond ni fin ; « oui, c'est un emploi stable, oui d'autres ont moins de chance que nous, mais un jour tous ça aura une fin, la gestion catastrophique du budget, la communication presque inexistante, l'errance de Raphaëlle et la soif d'argent de Marc nous conduirons tous à la faillite, » disait-elle avec flegme et indifférence.

— Peut-être ! dit François, sorti d'un coup de ses murmures. Mais au moins, on a les séminaires !

— Mais oui, les séminaires ! surenchérit Pierre. L'année dernière, c'était super !

— Un gâchis d'argent, dit Élise, portant son verre à ses lèvres.

— Non, c'était bien, quand même, marmonna Nina. On s'est bien amusé, tous.

— On a passé le week-end à boire et à manger, nota Élise, sans émotion. À aucun moment, on a travaillé ensemble à améliorer La Marmelade, alors que c'était le but initial du séminaire.

— Roh ! s'exclama Pierre, les deux bras levés, dans un sur-jeu de mauvais cabotin. Tu nous emmerdes à toujours être rabat-joie, Élise ! Je ne suis pas contente, par-ci, je ne suis pas contente, par là ! Regardez-moi, je suis Élise ! Hé ! et si je me souviens bien, tu étais, toi aussi, à fond sur le, hein, alors, voilà !

Il mimait, très mal, une bouteille avec sa main, et dans ses grands gestes de comédien médiocre, il réussit à décrocher un minuscule pincement de rire d'Élise, à peine perceptible, qu'elle cacha très vite avec son verre. Et, en se raclant la gorge, elle lui répondit :

— Je n'ai jamais dit que je n'aimais pas ça.

— Ça va être quoi cette année ? demanda Nina. À votre avis.

Les spéculations allaient de bon train, chacun avait son idée sur le lieu, et les activités qu'ils voulaient faire. Visiblement, tout le monde attendait ces séminaires avec beaucoup de rigueur et de passion ; Nina, un peu pompette, avoua même qu'elle comptait les jours chaque année.

Et la soirée passant, même si les discussions tournaient essentiellement autour du travail – comme s'ils ne pouvaient parler d'autre chose, alors qu'ils venaient ici pour décrocher, justement, du travail – je me rendis compte d'un détail qui avait son importance : plus que des collègues, La Marmelade était une deuxième famille pour eux. Ils se connaissaient et travaillaient ensemble depuis des années, et avaient tout naturellement tissé des liens d'amitié fort, presque de fratrie.

C'était peut-être ça, finalement, ce que voulait dire Pierre : se tuer à la tâche, mais avec plaisir. Ce sentiment d'appartenance s'infusa en moi, sans que je ne m'en rendisse compte ; et chacun, à sa manière, essayait de me faire participer aux discussions ; et l'on enchaînait les verres, l'on baissait nos gardes, l'on rigolait ensemble. Encore plus qu'avant, et aussi étrange que ça puisse paraître – puisqu'elle n'était pas là, et qu'on ne parlait pas d'elle –, je voulais me rapprocher de Raphaëlle, lui montrer, naïvement, tout ce que ces gens donnaient pour maintenir La Marmelade à flot.

Tant de toi qui m'échappent. (GxG)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant