Chapitre 20

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Contre toutes mes envies, je n'avais rien tenté. Nous avions tout simplement marché côte à côte, très silencieuses, à travers ce décor pittoresque, à l'allure de vieux domaines romanesque ; et je m'étais permis de m'imaginer toutes les aventures et histoires qui s'étaient déroulées ici, dans le passé ; tous ces amours inavoués, impossibles, à jamais oubliés aux côtés des fantasmes, écrasés par la raison. C'était si dur de la comprendre, Raphaëlle. Et comble de l'injustice : je n'avais pas eu la chance d'être à la même table qu'elle pour le repas ; pour mon plus grand malheur, j'étais à celle de François et Pierre.

Les deux me regardèrent avec insistance, nous étions que trois à notre petite table ronde. Et j'avais l'impression de me trouver au milieu d'un interrogatoire mené par un service de renseignements d'un état totalitaire, ou d'une parodie de film policier, avec les fameux "bon flic, mauvais flic" ; et en l'occurrence, ces deux-là n'étaient pas dans la première catégorie, non pas parce qu'ils étaient méchants, non, juste incompétents.

Pierre jouait avec son verre à pied, le faisait tourner à l'aide de son pouce et de son index, il me regardait avec des yeux – qui se voulaient – perçants, et une moue étrange de sa bouche ; quant à l'autre, il fit de même, à l'identique. Si je n'avais pas été stressée par cette situation, j'aurais pu en rire, malgré tout, leur petit manège, aussi médiocre était-il, fit un petit effet sur moi.

— Qu'est-ce qu'il y a ? demandai-je.

— Tu en as mis du temps, nota Pierre avec une voix mystérieuse, presque interrogative.

— Vous en avez mis, du temps, précisa François en appuyant sur le "vous".

— Bah, écoute... répondis-je sans trop savoir quoi dire. Je ne sais pas.

— Ça va mieux ? continua François.

— Puisque vous êtes parties parce que tu ne te sentais pas « bien ! » fit l'autre sur le même ton, en mimant des guillemets avec ses doigts.

Et moi, faussement naïve, avec un large sourire, cachant du mieux que je pouvais tout ce que je ressentais :

— Oh, je vous remercie pour votre sollicitude, je me sens mieux maintenant, c'est vrai ! Personne ne me l'a encore demandé, c'est fou ça !

— Vous avez fait quoi ? demanda Pierre.

— Je ne peux pas vous le dire, murmurai-je, taquine. C'est un secret médical.

— Ah oui, lâcha Pierre en s'affalant sur sa chaise, je vois.

Sa bouche s'étira en un large sourire, tout son visage d'ailleurs se plissait pour montrer une hilarité, silencieuse, comme ces gens trop amusés pour émettre, ne serait-ce qu'un seul son avec leur bouche. Il tapa ensuite l'épaule de son compère avec le révère de sa main, lui transmit son fou rire – comme si sa blague s'était télépathé instantanément dans l'esprit de l'autre –, et François, frappé à son tour par cet étrange rictus, se mit lui aussi à rire silencieusement. Ce qui était drôle – ou pas, d'ailleurs – c'était qu'il y avait dans leur amusement partagé un soupçon de blague grivoise et puérile, je m'attendais au pire.

Alors Pierre, en reprenant son souffle et se penchant sur la table, me glissa dans un chuchotement, le moins silencieux du monde, entre couper de petit sursaut de rire :

— C'est un secret médical, alors. Ça veut dire que vous avez joué au docteur ?

— T'es con ! lui avais-je lâché instinctivement.

C'était sorti de ma bouche comme une gifle que l'on donne à un enfant turbulent, quand la bêtise est trop grande et que la colère l'est tout autant : irréfléchie, viscérale, et toxique. J'étais rouge comme une tomate, de gêne, de colère et, aussi débile qu'elle était – cette blague –, d'amusement ; toutes les autres tables nous regardaient.

Tant de toi qui m'échappent. (GxG)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant