Chapitre 5

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Petite, j'avais imaginé une théorie sur la gêne, ou plutôt sur son évolution ; ça m'avait pris, comme ça, lors d'une nuit où, l'esprit trop agité, je ne trouvais pas le sommeil. Et à défaut de le chercher, le sommeil, je m'étais lancée, inconsciemment d'abord, sur « l'évolution subjective du ressenti de la gêne, de ses impacts physique et ou psychique » ou plus simplement : ESRGIPP.

La première étape est, comme je l'aime l'appeler, « l'insouciance », celle où le moment gênant se produit et que notre esprit ne s'en rend pas compte, encore – l'on vit ici nos derniers moments de sérénité, la suite n'étant plus qu'une douce et lente descente aux enfers.

L'étape suivante coule de source : « la révélation » ; très souvent, elle se produit tout de suite après la première étape ; le temps s'arrête, notre gorge se resserre et des sueurs froides commencent à couler le long de notre dos ; on fait mine que rien ne se passe, on ne bronche pas, mais au fond de nous, chaque cellule de notre corps hurlent d'une agonie sans nom, d'une peine absolue et l'on voudrait disparaître de la surface de la terre pour toujours ; mais personne – et aucun dieux – ne viendra nous sauver.

S'ensuit le cœur du problème : « la gêne ». D'une durée plus ou moins longue, d'une intensité plus ou moins élevée, elle sera à vos côtés, bien au chaud, comme accroché à votre peau, ce sentiment d'inconfort, de malaise : votre esprit est empoisonné et votre corps vous le faire ressentir ; heureusement pour vous, petit à petit, il s'estompe avec le temps ; et c'est là où arrivent les choses les plus vicieuses que votre cerveau a à vous offrir ; car la dernière étape est la pire, celles d'avant ne sont que balade champêtre et félicité aux royaumes des morts ; l'ultime étape est l'ancre qui coulera votre vie à jamais dans ce tourbillon de honte : « la réminiscence ».

Ce souvenir gravé à jamais dans votre mémoire reviendra vous hanter, il sera toujours là pour vous rappeler qu'un jour dans votre vie vous avez été stupide, qu'un jour dans votre vie vous avez confondu une connaissance avec un total iconnu, et que dans votre élant vous lui avez parlé de vous, de vos vacances, sans jamais lui laisser l'occasion de vous reprendre ; il sera là, ce souvenir, tapis dans l'ombre, prêt à bondir sur vous quand vous vous y attendrez le moins, à vous surprendre au coin d'une rue, ou d'une pensée, vous remémorera ce moment où vous avez malencontreusement surpris vos parents en pleine intimité et que ce n'était pas du gloss sur les lèvres de votre mère. Il vous rappellera ce moment – qui était le seul d'ailleurs, mais comme toujours : il ne suffit que d'une seule fois – où votre vessie, en pleine euphorie, lâcha et tacha le châle préféré de votre mère, pourquoi faut-il toujours que ce soit elle ?!

J'étais, à ce moment-là, à l'étape de la gêne. Pourquoi avais-je proposé ça à Raphaëlle ?! Et je savais que j'allais vivre jusqu'à la fin de mon existence avec ce douloureux souvenir. J'étais comme sonnée, pareille à un boxeur qui encaisse mal un uppercut, le coup était trop puissant ; on parlait autour de moi, mais je ne pouvais écouter. J'avais suivi Nina en silence, le regard dans le vide et on s'était installée à une table, dehors. Quelqu'un me parla.

— Tu es avec nous ? me demanda-t-il.

Je battis des paupières, la bouche entrouverte, retrouvai mes esprits ; c'était un homme, assis en face de moi, au visage élancé – il était grand, très certainement. Toute sa physionomie semblait s'étirer, son nez, ses oreilles, ses cils, ses sourcils – et même ses yeux légèrement bridés. Dans ce mélange étrange et bizarre de proportion faciale, qui ne respectait aucun canon de beauté, il avait un charme certain. Ses yeux d'un claire perçant me regardaient, m'attendaient ; et moi, dans une hésitation, un peu timide :

— Euh, oui, oui.

Il me tendit une grande feuille coloriée et plastifiée. Je compris que c'était un menu, et que nous étions sur la terrasse d'un bistrot, celui de « La Branche » ; je revenais enfin à la réalité. Et alors, il me dit, très sérieusement :

Tant de toi qui m'échappent. (GxG)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant