Descente aux enfers

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Malo

Je ferme les yeux et pense à ce que mon père ne cessait de me répéter : t'es bien plus forte que tu ne le croies, Malo.
Je pense que mon père était du genre optimiste, à toujours chercher chez les autres les qualités qu'ils n'ont pas, et malheureusement, pour le coup, je n'ai pas échappé à la règle.

Assise dans le métro aérien, une première pour moi qui connais par cœur les sous terrain, je contemple le décor qui glisse, la boule au ventre, la gorge nouée. Plus je me rapproche, plus la toile se défigure.

Même si la ville rénove ses bâtiments et buildings et qu'ils essaient vraiment d'en faire des beautés architecturales, je crois qu'ils se vautrent à cause de l'ambiance écrasante dès qu'on arrive aux abords des quartiers de Dorcoast. Tout est gris. Tout est sombre.

Mais c'est ça, ou la rue de Redgate. Papa détesterait que je ne lui fasse pas confiance. Il haïrait le fait que je ne l'écoute pas et que je décide de n'en faire qu'à ma tête. Pourtant, je devrais lui en vouloir. Je devrais l'exécrer de me laisser seule, de m'avoir demandé cette dernière faveur. Mais je n'y arrive pas encore, on verra ça plus tard, quand j'aurai le temps de me poser, de réfléchir, de voir là où cette demande folle m'a menée.

Mon père s'est ôté la vie il y a trois semaines. Certains m'estiment chanceuse dans mon malheur : il m'a laissé une lettre et de l'argent. 

Contrairement à ce qu'on croie, les morts n'écrivent pas forcément sur les raisons de leur geste. Le mien ne l'a pas fait. Non, sa lettre à lui, elle me disait simplement d'être forte, que je l'étais, que j'avais assez de caractère pour faire ce que je voulais de ma vie, mais qu'il fallait que je me rende en personne à Dorcoast, à Lownfield pour annoncer à mon oncle et ma grand-mère la mort de leur frère, fils, et leur remettre un courrier qui va sceller mon destin aux leurs.

Je ne les connais pas. Les photos dans les albums me disent que je les ai fréquentés en étant bébé, mais qu'ensuite, ils sont sortis de ma vie autant que de mes souvenirs. Comment annoncer à ces personnes une telle perte, leur imposer une telle décision ? Je ne sais pas, et je ne sais pas non plus si je suis d'accord avec tout cela, ou si mon envie de me tailler sera plus forte.

En partant de Redgate, je perds tout. Que ce soit mon chez moi, notre chez nous, à papa et moi : mes amis, mes repères et repaires, les boutiques et librairies dans lesquelles j'aimais flâner, mes souvenirs. Tout ce qui me reste tient dans l'énorme valise calée entre mes jambes dont je serre fermement la poignée.

Avant mon départ, j'ai fouillé les réseaux sociaux à la recherche de mon oncle. Je pensais lui baratiner un truc qui justifierait que je me repointe après dix-sept ans de silence, mais comme je n'ai rien trouvé, je me suis contentée de louer une chambre dans un motel du coin, et je partirai moi-même à sa quête.

Quand le métro s'arrête à la gare que le Google Maps m'indique, je me charge de mon bagage, esquisse deux trois sourires polis quand je me faufile parmi la foule pour en descendre.

Valise aux pieds, sac sur le dos, je regarde autour de moi, désespérée. Il ne fait pas encore nuit, mais la sombreur des lieux me donne l'impression qu'on n'en est pas très loin. Je sursaute quand le métro redémarre, me laissant isolée de tous, debout, sur cette passerelle haute de plusieurs mètres qui frôlerait presque certains immeubles.

Je frémis, ressors le téléphone de ma poche et suis le chemin qu'il m'indique pour partir de cet endroit au plus vite. Je descends de nombreuses marches métalliques puisque l'Escalator est en panne, fais la moue en constatant qu'ici, les taxis n'attendent pas de potentiels clients aux abords des gares.

Je guette les alentours à la recherche d'un panneau, d'une affiche ou d'un je ne sais quoi qui mentionnerait une société de taxis mais les tags et graffitis ornent chaque recoin des murs, ne laissant aucune place à une quelconque proposition d'aide.

Je décide d'avancer dans les rues de Dorcoast, même si dans ma tête, le pire des scénarios va se produire : agressions, viol, je vais me faire tuer avant même d'être arrivée au motel. Je presse le pas, maudissant la valise que je tire derrière moi et qui ne roule pas très bien sur les pavés détraqués des trottoirs. Puis, je retiens mon souffle quand une voiture ralentit à ma hauteur. Je ne respire plus, mais j'avance, encore et encore, prête à courir en abandonnant mes bagages s'il le faut. Le regard droit devant moi, j'entends la vitre s'ouvrir, puis, à ma grande surprise, une voix de femme qui me hèle :

-Hep ! Vous avez besoin d'un taxi ?

Je me retourne, le cœur galopant à tout rompre dans ma poitrine. Elle me sourit, et la lampe sur le toit qui éclaire son vieux taxi me confirme qu'il en s'agit d'un.

- Oh, merci !

Elle sort de sa voiture, m'ouvre le coffre dans lequel je pousse ma valise avant que nous grimpions dans le véhicule. La fille a l'air jeune, avec ses tresses noires qui lui bordent le visage et son bonnet en laine grise. Elle porte une veste en cuir sur un baggy qui lui descend très bas sur les reins. Elle a l'air gentille, même si son look de lascar m'aurait fait fuir si on était ailleurs.

- Alors, je t'amène où, dis-moi ? demande la conductrice en s'engageant sur la route.

Je pourrais lui donner l'adresse du motel, mais je décide de lui filer directement celle inscrite sur l'enveloppe. Autant en finir au plus vite. Je ne dormirai pas sur mes deux oreilles de toute façon, même si j'étais au motel. La fille fronce les sourcils, me dit « t'es certaine de vouloir aller là-bas ? » alors je lui confirme.

Elle grimace, semble désapprouver.

Je fixe mes yeux à la vitre, regarde les immeubles devenir zones industrielles et friches. Puis, les terrains vagues salis d'ordures en tout genre défilent sous mes paupières, sans que je ne leur porte d'attention.

- Juste... Ce n'est pas très habituel une blanche qui débarque dans le Dor, presqu'à la tombée de la nuit, sauf si t'es du coin mais...

- Je ne suis pas de là, la coupé-je.

- J'avais deviné, se marre-t-elle.

Je fais la moue.

- Meuf, rit-elle, je ne me fous pas de toi, mais t'y es déjà allée ?

Comme je secoue la tête par la négative, elle reprend, me donnant de temps à autre un coup d'œil dans le rétroviseur central.

- Dorcoast, c'est un univers à part. C'est un monde dans le monde. On pense qu'en vrai, ces gens et ces trucs n'existent qu'à la télévision ou dans les films, mais je t'assure que c'est la réalité. T'es armée ? Question stupide, il est évident que t'es pas le genre de meuf à te balader avec un flingue dans la poche. Laisse-moi te donner quelques conseils pour ta sécurité, tu veux ? De un, tu ne sors pas la nuit, jamais, en aucun cas. Une blanche de ton style ne va pas passer inaperçu. Secundo, même la journée faut te méfier. T'as des rues à éviter, demande à la personne chez qui tu crèches, elle te dira quels chemins prendre pour faire tes courses. Tertio, ne les provoques pas. Tu vois ton regard, là ?

Je fronce les sourcils en m'observant bêtement dans le rétroviseur, ne comprenant pas ce qu'elle veut insinuer.

- Bah ça ne le fera pas avec certains gars du quartier. Soit ils vont croire que tu les snobes, soit que tu les invites à la baise. Le mieux est que tu fixes tes pieds quand t'en croises un. Et pour finir, fais attention. Ne parle jamais d'un truc louche que t'as aperçu, à personne, encore moins aux flics. Les poucaves ne vivent pas très longtemps ici.

Je déglutis quand elle finit par se taire. Que répondre de censé quand elle me dépeint ce que je craignais le plus ?

- Je m'appelle Malory, murmuré-je. Mais je préfère Malo.

Elle jette un regard dans son rétro, me sourit sincèrement :

- Bienvenue à Dorcoast, Malo, moi c'est Kinsha.

Dealers Wicked Tome1 : IshamOù les histoires vivent. Découvrez maintenant