Oncle Sam

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Malo

Kinsha vient de s'arrêter devant une maison à l'adresse que le GPS lui indique. Un pavillon usé, abîmé, élimé, mais un pavillon quand même. Sur la pelouse, devant la maison, un vieux canapé en cuir déchiré est posé, juste à côté, un ramassis de sacs poubelles noirs.

- Tu connais le gars qui vit ici ?

Je hoche lentement la tête, mais n'ajoute rien même si je la sens intriguée. Je ne suis plus certaine de vouloir y aller aujourd'hui. La nuit commence à sombrer et l'obscurité ajoutée à la description réjouissante de la ville que m'a fait ma conductrice du soir ne m'aident pas.
Je voudrais revenir trois semaines en arrière, ne pas partir faire les magasins avec Jeff. Je serais restée auprès de papa, je lui aurais préparé un bon diner et nous aurions regardé Netflix durant tout l'après-midi en se goinfrant de popcorn. Mais ça ne s'est pas passé comme ça et aujourd'hui, je suis ici, devant cette baraque qui ne m'inspire pas confiance, à devoir parler à des gens que les années ont effacé de ma mémoire. 

Je ne sais pas comment faire ça.
Je ne sais pas par où commencer parce que forcément les questions vont fuser et que je ne sais pas annoncer les mauvaises nouvelles, que je n'ai plus de larmes à faire couler et que j'ai peur de m'effondrer. Je glisse l'enveloppe dans mon sac à dos sous l'œil presque curieux de Kinsha. Le compteur indique cent vingt dollars, je lui en tends cent cinquante, et ajoute « garde le reste, pour ta sympathie, et les conseils ».

Elle se retourne violemment dans ma direction.

- Tu m'as prise pour une putain de psy ou quoi ? Ou pour une clocharde ? Mets-les toi au cul tes restes !

Elle hurle dans l'habitacle, jette l'argent sur la banquette arrière, et je descends en vitesse de sa voiture, récupérant ma valise au passage avant qu'elle ne sorte de ses gonds et m'en colle une. Dès que je referme le coffre, Kinsha démarre en trombe, brandissant son majeur par la vitre.

Décontenancée, je regarde sa voiture disparaitre au loin, essayant de calmer les battements bien trop rapides de mon cœur.
Elle est tarée ?
Elle est tarée.
C'est impossible qu'il en soit autrement. À Redgate, il est courant de laisser des pourboires au chauffeurs, et, presque partout en fait. Je soupire, réinspire l'air humide comme si le fait d'avaler le plus d'air possible allait me regonfler à bloc et me donner le courage d'affronter la famille que je ne connais même pas un peu.

Je grimpe les trois marches du patio en bois, dépose ma valise devant moi, écarte la moustiquaire et frappe à la porte deux coups francs. À l'intérieur, un vacarme se fait entendre, puis, une voix rauque et pâteuse à la fois hurle :

- Qui vient me faire chier à cette heure-ci ?! Je vais te buter !

Je sursaute quand la porte s'ouvre en grand sur le presque sosie de mon père. Fusil aux mains, canon dans ma direction, l'homme me fixe d'un regard noir.

- T'es qui ?!

J'inspire :

- Oncle Sam ?

Ce n'est pas un mythe.
L'oncle Sam existe bel et bien dans ma famille. Dès que j'ai prononcé ces deux mots, mon oncle dépose son arme, les yeux écarquillés, la bouche bée, l'air béat sur le visage. Il crie des « bordel ! » en reculant vers l'intérieur et je reste plantée sur le porche, n'osant pas entrer. L'homme ne me fait plus face, il tourne comme un lion dans sa cage au beau milieu de ce que je devine être un salon, il se gratte la barbe, se frotte les yeux puis se retourne vers moi, l'air de réaliser que je suis toujours dehors.

- Malory ? C'est toi ?

Je hoche la tête, esquisse un sourire avant de le ravaler, me rappelant ce que je viens faire ici.

- Entre, Bon Dieu, entre, ne reste pas là...

Il saisit ma valise, la porte jusqu'à l'intérieur, puis se retourne une nouvelle fois vers moi.

- Je...Euh... Désolé, je ne t'attendais pas... Je...

Son regard passe du bordel de la pièce, à moi, et inversement, puis mal à l'aise, il ramasse les canettes de bières qui jonchent la table basse et le guéridon à côté de l'énorme canapé en vieux velours.

- Assieds-toi, je t'en prie, dit-il en s'éloignant vers une pièce à l'arrière.

Je l'écoute, même si je ne sais pas où me mettre dans ce raffut de linge, de cartons à pizza.

- Désolé pour ce merdier, si j'avais su que j'avais de la visite, j'aurais fait un brin de rangement, souffle-t-il aussi perturbé que moi par cet échange. Cassy m'a quitté il y a une semaine. Elle est partie avec les enfants. C'est dommage, ça aurait été bien si tu rencontrais tes cousins... Je... Désolé... Je ne sais pas trop comment gérer et là, j'avoue que je me laisse aller. Enfin... Waouh !

Il me sourit sincèrement et je me morfonds. Comment lui annoncer la raison de ma venue alors que tout son univers semble s'écrouler ? Je l'observe un instant alors que son sourire a disparu et qu'il se met à ronger ses ongles.

Le même visage que mon père, les mêmes yeux vert clair, la même bouche fine ombragée par une moustache brune. La ressemblance est frappante, si ce n'est que mon père se rasait la barbe alors que l'oncle Sam, non.

- Je...

Je patauge, je me tords les doigts comme à chaque fois que je suis nerveuse, je me lance :

- J'avais besoin de changer d'air, mens- je. Je regardais les albums photos et je me disais...Avec l'accord de papa...

- Il est mort, c'est ça ?

Il a émis cette vérité dans un souffle, me coupant le mien. Ma gorge se noue instantanément, mes cils se bordent de larmes que je veux absolument contenir.

- Ton père ne t'aurait jamais laissée venir ici de son vivant.

Une larme coule et roule sur ma joue.

- Il t'a donné des papiers ?

Je secoue doucement la tête, il baisse les yeux, j'essuie mes larmes, toujours incapable de parler.

- Quand t'es née, j'ai fait la promesse à ton père que je serai là s'il lui arrivait quelque chose. On avait signé une lettre tous les deux pour sceller notre parole. Et notre mère en avait fait de même. Sauf que maman n'est plus là depuis dix ans déjà et que comme... Bref, je pensais qu'il avait oublié ce truc, ou que...

- Je n'ai plus personne, pleuré-je. Je suis seule sans lui et je ne sais pas où aller... Il ne me reste que toi... Et dans un an, je serai majeure...

L'oncle Sam se tait, inspire, puis attrape une canette pleine sur le guéridon, l'ouvre et en bois une grosse gorgée. Il s'enfonce dans le fauteuil, ferme les yeux et le soupir qu'il émet à cet instant me dit qu'il se demande quand est ce que les emmerdes vont arrêter de lui tomber dessus.

- Viens, je vais te montrer ta chambre en attendant mieux.

Dealers Wicked Tome1 : IshamOù les histoires vivent. Découvrez maintenant