Dis-moi

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Malo

Je reste choquée par ce qu’il vient de se passer. Isham a pété un câble, sans aucune raison.
Mes mains tremblent encore, mon cerveau part dans tous les sens. Même s’il savait que ces deux hommes étaient de la police, je n’arrive pas à comprendre sa réaction.

J’avale une gorgée d’eau, assise sur le muret à côté du magasin quand je vois plusieurs voitures débarquer. Musique rap qui gueule dans la nuit, je devine qu’il s’agit des copains d’Isham. J’inspire quand ils ouvrent les portières, que certains d’entre eux se dirigent vers l’échoppe. Un gars avec des dreads attachées dans un chignon s’approche, me demande :

- Ils l’ont embarqué ?
Je hoche la tête.
-Fait chier, merde !

Il hurle, il tourne sur lui-même, vient vers moi et me demande ce qu'il s’est passé. Je lui raconte, ajoutant ma perplexité, ce qui le fait marrer d’incompréhension.

-On ne veut pas de la police ici, tout simplement.

- Mais ils ne faisaient rien !

Le gars ricane, se frotte le visage comme si j’étais une débile qui ne comprenait rien à rien. Il se rapproche encore, quittant le rai de lumière du lampadaire qui l’éclairait.

-C’est bien ça le souci, Malo.
Il connait mon nom ?
- Quand on a besoin d’eux, ils ne viennent pas. Quand un de nos gars se fait descendre, ils déboulent après plusieurs heures, des fois, le lendemain. Quand un feu prend dans une de nos baraques, même les pompiers ne bougent pas. Tu comprends ? Il y a plus important que nous, les noirs de Dorcoast. Nos mères n’en valent pas la peine, nos frères peuvent crever sur les trottoirs, nos sœurs peuvent se faire violer, nos maisons peuvent cramer. Parce que le monde en a rien à cirer de Dorcoast et des gens qui y vivent. Ils viennent juste quand il faut remplir leur stast’ à la con, quand il leur manque du chiffres.

Je me tais. Je ne savais pas que c’était à ce point. Dorcoast est un ghetto, ça, je le savais, mais je pensais que les citoyens y était autant aidés qu’ailleurs.

- Tu penses… Qu’ils vont le relâcher ?
L’homme regarde derrière lui, là où ses amis commencent à s’ameuter en gueulant vengeance.

- Surement demain, ou après.
Dans ma poche, mes doigts se resserrent autour de la carte d’identité qu’Isham a balancé dans sa bagarre.

Lorsque je rentre, l’oncle Sam dort déjà. Faut dire que j’ai traîné un long moment dans ma voiture, à penser à ce que l’homme aux dreadlocks m’a raconté. Je le revois, hors de lui. Je le revois provoquant et insultant. Je le revois bagarreur, n’ayant peur de rien alors que je me crispais d’appréhension derrière ma vitre sécurisée. Le plus étrange, est que je n’en veux pas à Isham. Je ne lui en veux pas alors qu’il est en tort, alors qu’il ruine mes plans chaque soir, alors qu’il remet en doute mes croyances sur le monde.

Je verrouille derrière moi, me dirige dans la cuisine et allume la lumière de la hotte. Je sursaute quand un homme que je ne connais pas me salue.
Assis devant la porte de la cave, il me sourit de toutes ses dents malgré son air de chien de garde

- Je n’voulais pas te faire peur, ton oncle m’a dit que t’allais rentrer tard.
- Vous êtes qui ? demandé-je, méfiante.
- Jk. Mon taf de la nuit consiste à surveiller les stocks vu que Sam s’est endormi. Enfin, je le comprends, il galère pas mal en ce moment. T’es Malo, c’est ça ?

Il me tend une main tatouée que je finis par serrer prudemment.
- Sam te l’a dit ?
- Non, Isham.
Il ricane et mon cœur gonfle l’espace de quelques secondes. Isham leur a parlé de moi ?

- Et qu’a-t-il dit ?
L'homme se marre et j’ouvre le placard pour en fouiller le contenu.
- Pas grand-chose, juste que t’étais la nièce de Sam et qu’on avait l’ordre de pas t’emmerder. Si tu pensais qu’Ish allait donner son avis sur toi, tu t’goures ! rit-il. Ce mec est une tombe depuis que je le connais.

Je suis déçue. Je pensais qu’il aurait parlé de cet échange avec mon téléphone, qu’il aurait dit pour mon portable, pour le fait qu’il m’attende sur le parking cette nuit alors que je n’en avais pas besoin. Moi, si j’avais une amie ici, c’est certain que je lui aurais tout raconté !

Je trouve un paquet de biscuits secs, l’ouvre, en prends un avant d’en proposer à Jk. Il en prend plusieurs en me remerciant tandis que je m’installe à la table.

- Tu le connais depuis longtemps ?
-Depuis toujours.
- Il vit seul ? Ou il a une copine ? Ou il est marié, qui sait ?

Le gars lève ses mains en l’air.
- Dis-moi, t’es en train de me faire un interrogatoire sur Isham ou bien ?

Je rougis, baisse les yeux et enfourne un biscuit dans ma bouche pour ne pas lui répondre. Jk rit à gorge déployée alors que ma tête semble bruler tellement je suis honteuse.

- Écoute-moi bien gamine, Ish ne sort pas avec les filles. Il jacte, il baise, il éjecte. Il n’y a que deux femmes qui ont son respect. La première est lesbienne et la deuxième l’a mis au monde. Donc même s’il fait de l’effet à ta petit culotte, oublie-le. On n’est pas du style à se caser, meuf.

Je hoche la tête, souris.
- C’est quand même dingue que quand je pose une question, on pense que c’est parce qu’il m’intéresse alors que pas du tout.

Jk rit encore, se lève et prends un nouveau biscuit.
- T’es dans le Dorcoast, ma belle, pas dans un conte de fées. Les méchants ne deviennent jamais gentils ici, encore moins pour une fille. Et donc, t’es la nièce de Sam ? T’as déjà visité la ville ?

- Dorcoast ? ricané-je. Avec ce qu’on m’en a dit, je ne suis pas certaine d’avoir envie d’en faire le tour.

- Tu devrais pourtant… Il n’y a pas que du moche chez nous. Essaie de ne pas être comme le restant du monde. Essaie de voir avec nos yeux, tu verras, l’année te paraitra moins longue.

Le lendemain, je décide d’écouter le conseil de Jk, avec lequel j’ai parlé plus d’une heure. Il est exactement l’inverse de l’idée que je me faisais des gangsters, un peu comme l’oncle Sam. Même si physiquement, il est impressionnant, je l’ai trouvé très humain, très moqueur. Il m’a promis de ne pas dire à Isham pour les questions, et en contrepartie, je lui ai promis d’aller faire un tour avec lui, pour qu’il me montre les différentes facettes de Dorcoast.

Il fait bon aujourd’hui. Le soleil de ce début de printemps commence vraiment à chauffer l’air et ça fait du bien. Au-dessus de ma tête, les arbres devant la maison de Sam commencent à bourgeonner, les oiseaux s’y cachent, chantonnant. Je frissonne de bien-être. Ça faisait longtemps que je n’avais pas ressenti cela. Je m’assieds sur les marches du porche, observe ce qui m’entoure : les maisons voisines, celles en vieux lambris, celles que les gens essaient de retaper avec les moyens du bords. Je remarque leurs déco bon marché, les papillons en fer forgé coloré, les statuettes qu’ils mettent sur leur porche pour tenter d’égayer cette rue un peu trop morose. Je regarde les arbres, les pelouses trop hautes et les vieux meubles qui les habitent. Est-ce qu’il habite près de chez moi ? Je n’en sais rien et je n’ose pas demander sinon ils vont tous croire que ce type m’obsède.

Mais des questions, je m’en pose de plus en plus, parce que je ne connais rien de ce type, je ne sais même pas ce qu’il aime, ce qu’il hait, mis à part la police, j’ignore s’il a de la famille ici, ou s’il a un plan cul vu qu’il ne sort pas avec les filles, un enfant peut être, j’ignore son âge, même si je me doute qu’il est plus âgé que moi.
Je soupire. Je n’ai pas arrêté de penser à lui. A-t-il passé la nuit en prison ? Va-t-il avoir des ennuis ? Ont-ils fait des perquisitions à son domicile ? D’ailleurs, vit-il avec quelqu’un ?

- Besoin d’air ?
L’oncle Sam sort de la maison, et je relève la tête quand il s’installe à côté de moi.
- Essaie de ne pas t’enfermer dans tes pensées, Malo. Je sais que c’est compliqué quand on perd quelqu’un… Mais dis-toi que t’es en train de faire ce qu’il a voulu.
Je souris. S’il savait que je ne pensais pas à mon père en ce moment…

Cependant, je hoche la tête, parce qu’il est hors de question que Sam sache qu’Isham occupe toutes mes préoccupations actuelles.

- J’ai fait la connaissance de JK, hier soir.
Sam sourit, décochant la même fossette que mon père.

- JK est un type bien, qui sait être posé de temps en temps. Si t’as besoin de vider ton sac auprès de quelqu’un, c’est auprès de lui que je t’enverrai. Il n’a pas eu un parcours facile et encore aujourd'hui il galère avec ses casseroles, mais ça lui a donné plus de réflexion qu’aux autres.

Et pourtant, ce n’est pas auprès de JK que j’aimerais me confier. Pourquoi Isham ? Je n’en sais rien. Il est rarement agréable et on ne s’est jamais vraiment parlé. Mais j’ai envie de creuser.

- Je dois partir avec JK tout à l’heure… Il m’a dit qu’il viendrait me chercher pour me faire découvrir la ville… T’es d’accord ?

Sam sourit, s’allume une cigarette et recrache la fumée.
- Ça m’étonne que tu me demandes mon autorisation… T’es certaine que t’es de notre famille ?
Je ricane.
- Mon père m’a bien élevée, c’est tout, rétorqué-je.
- Je vois ça, répond-il en me donnant un léger coup d’épaule. Pas de souci, tant que tu ne fricotes pas avec un de ces gars, ça me va.

Je lui tape dans le bras.
- J’essaie juste de me faire quelques amis…
- Mouais… Je les ai à l’œil de toute façon.

Je me lève, entre dans la maison et m’adosse à la porte. Je trouve ça bizarre que mon oncle s’inquiète tellement de mes fréquentations alors que tous ces mecs sont dans le même gang que lui. Comment peut-il les juger, les voir aussi noirs qu’un ciel obscur alors que lui-même fait comme eux, voire pire ? Je trouve ça hypocrite.

Je décide de me préparer. J’enfile un jean, une blouse légère à fine bretelles, mes Converses blanches. Je finis de m’attacher les cheveux quand j’entends Sam parler sur le devant. Je le vois avec JK. Je suis sûre qu’il reçoit des recommandations du style « l’emmène pas là-bas, ne lui montre pas ça, et assures-toi que rien ne lui arrive ».

Oncle Sam prend son rôle très au sérieux avec moi alors que je suis ici depuis peu. Et j’en suis surprise. Quand mon père me parlait de lui, je l’imaginais vilain, je l’imaginais mauvais. Je me le dessinais empli de violences, et con. Mais face à moi, j’ai un homme blessé, très taiseux, qui refuse mes paies du jour, qui fait son possible pour que je ne vive pas sa propre vie, qui fait comme si j’avais toujours été là.

Lorsque je grimpe dans la voiture de JK, ce dernier me salue d’un grand sourire.
- Alors prête à faire le tour de mon monde, la Redgater ?
Je ris.
- Yep !

Dealers Wicked Tome1 : IshamOù les histoires vivent. Découvrez maintenant