Entre les mondes

Prologue

Le soleil brûle ma peau à travers la vitre de la voiture. La tête appuyée contre le bord de l'appui-tête, je souris en entendant le tube de l'été passer à la radio.

— Monte le son, papa !

Sa voix me fait sursauter. Comme demandé, le son augmente de quelques décibels. Laura adore chanter, alors dans le rétroviseur, je la vois articuler les paroles de la chanson. Quant à mon père, il se contente de regarder la route avec un petit sourire en coin. Nous sommes bientôt arrivés ; cela fait cinq heures qu'on roule sans s'arrêter. J'ai hâte d'être dans notre nouveau chez-nous. Papa nous a promis que cette fois, nous allions y rester jusqu'à la fin de mes études et celles de Laura. On a déménagé maintes fois depuis la mort de ma mère, et se refaire des amis en grandissant devient compliqué. Mon père est le meilleur des pères ; il nous a élevées seules, Laura ma petite sœur, et moi.

— Alana, tu veux bien nettoyer mes lunettes ? Elles sont pleines de traces de doigts.

Il me les donne avec délicatesse. J'effectue aussitôt le nettoyage avec le bout de mon t-shirt.

— Non, Alana ! souffle-t-il. Avec le petit chiffon, l'étui est dans la boîte à gants !

Il pointe l'endroit du doigt au cas où je n'aurais pas compris. C'est bien mon père, ça ; malgré qu'il soit le meilleur, il me parle comme si j'étais encore une enfant.

— Ça va, j'ai compris.

En essayant d'attraper la boîte, je manque de la faire tomber à mes pieds. En me baissant, j'entends derrière moi ma sœur ricaner.

— C'est bon, vous deux-là !

J'ai à peine le temps de remonter la tête que je sens la voiture freiner. Mes yeux s'arrêtent sur l'énorme camion qui fonce sur nous. Mon corps entier est retenu par l'apesanteur, ma respiration se coupe au choc brutal de la voiture. La secousse est violente ; des bruits métalliques stridents se font entendre, mêlés aux cris de surprise et d'effroi de ma sœur et de mon père. Je suis projetée vers l'avant, mon dos heurte le siège, ma tête frôle le tableau de bord. La musique s'éteint brusquement dans un grésillement, remplacée par le fracas de la collision imminente.

Une odeur atroce me réveille ; je cligne des yeux plusieurs fois. La douleur dans mon corps me rappelle que je suis dans la voiture avec mon père et ma sœur. Je regarde autour de moi et mon regard s'arrête sur l'airbag ensanglanté de mon père. Ses yeux fermés et son corps inerte, retenu par la ceinture de sécurité, m'horrifient. Mon souffle saccadé m'oblige à regarder derrière moi, mais ma douleur s'intensifie. C'est là que je remarque que je ne peux plus bouger ma jambe droite ; elle est coincée sous l'habitacle de la voiture écrasée.

Les larmes montent, et la peur m'envahit. Que s'est-il passé ?

— Papa, réveille-toi ! hurlé-je.

— Laura, tu es là ? Tu m'entends ?

Sans réponse, j'éclate en sanglots.

— Au secours ! crie-je.

— Laura, pitié, réponds-moi ! Je veux te voir.

J'essaie encore de me retourner, mais cette fois, ma jambe me laisse à peine bouger. Un courant électrique parcourt mon échine, mes yeux deviennent lourds, et je tombe dans un gouffre noir et douloureux.