MARTIN
Evan accumulait les embrouilles et les bagarres gamin. Dans la cour de récréation de l'école, la moindre broutille passait sous ses poings ou sous son œil acéré. Lorsque les gosses mis en cause ne méritaient pas qu'il se fatigue à rétablir une justice dont lui seul avait le secret d'équité, il envoyait Liane et elle leur tenait de longs monologues qui au fond, ne s'adressaient à personne. Voilà comment les Donnaruma se sont vite imposés comme le roi et la reine de la cour. Pour un laps de temps qui variait de quinze minutes à une heure et demie, Liane et Evan quittaient leurs petites mues d'écoliers pour une peau plus vaste, plus chaude, une cape dorée et des mains de bronze. Les enfants les suivaient. Personne ne comprenait pourquoi. Au fond le pouvoir réside là où les hommes pensent qu'il doit résider, non ? Les mômes voyaient ces deux dictateurs en herbe comme leurs seules possibilités de leader. Pourquoi ? Leur apparence, leur manière de s'exprimer, de lutter de toute leur âme contre une violence qu'ils utilisaient tous les jours et qui baignaient leurs vies ? L'aura, la manière de se tenir, de répondre à la maîtresse ? Le peuple élit les fous charismatiques ou les gens du commun. De quelle catégorie faisaient-ils partie ?
Evan n'aimait pas se battre. Il le faisait parce qu'il en avait besoin, parce que son père l'a élevé dès le départ à être le futur homme de la famille. Peut-être parce qu'il avait vu dans sa fille les amorces des failles qui au cours du temps, grandiraient en même temps qu'elle. Evan se battait parce que la société lui criait des diktat de virilité à la figure, que rêveur et sexe masculin ne se conjuguaient pas ensemble, parce qu'il cherchait sa mère dans chaque visage féminin.
Comment puis-je parler avec tant de vérité d'un garçon qui est mon frère sur un papier classé quelque part dans les archives de la mairie croulante de Masse ? Peut-être parce que j'ai écouté les trop nombreuses conversations qu'il avait chaque jour en tête à tête avec Liane. Peut-être parce que j'ai lu son journal intime, les écrits cachés de son cœur, que je sais plus de choses sur lui que sa sœur n'en saura jamais.
Peut-être parce que je l'ai suivi aussi, peut-être parce que je suis le seul à savoir ce qu'a trafiqué exactement Evan les mois avant sa disparition.
Peut-être parce que je suis...
On défonce la porte de ma chambre. Je reste le stylo en l'air. Paulo me contemple de l'encadrement en ricanant :
- Allez fillette, viens on mange.
La nuit laisse s'écrouler une douce lumière blanche sur mon bureau. En voulant reboucher mon stylo, je me rends compte que mes mains tremblent. Mon ordinateur portable ronronne. Ça sent la soupe de Liane. Je n'ai pas faim mais je descends.
Les lustres du manoir éclairent faiblement. J'ai mis du temps à m'habituer à cette ambiance tamisée, malsaine, à cet air que prennent les visages sous les contours des prismes de cristal qui pendent du plafond, réfractant la lumière. Ces parts d'ombre qui se mettent à jour incessamment, à chaque mouvement, à chaque fois que les corps changent d'angle, réverbérant sous un autre jour les flammes des bougies.
Jacques, nommé référent dans l'entretien des lustres, observe comme chaque soir après avoir allumé tous les luminaires, son travail avec fierté. Les milliers d'éclats des flammes dans les pendeloques étincelants dessinent une couronne de lumière sur ses cheveux blonds. Dans ses yeux bleus de benêt brillent des lueurs que l'on pourrait croire profondes.
Paulo m'écarte du bras pour s'asseoir à sa place autour de la grande table. J'ai longtemps été proche de lui, plus proche qu'il n'a jamais été avec son jumeau. Un beau jour il a soudainement mué en un tyran narcissique dépourvu de sens commun, qui pense se démarquer par ses blagues hautement moqueuses et son air de monsieur-je-sais-tout. Ce qu'il ne sait pas, c'est qu'il est le pur reflet d'un monde qui fait de ses jeunes des produits de consommation. Paulo consomme, à chaque respiration, chaque mouvement, chaque parole, il grignote, les confiances, les idées des autres, les comportements, la terre, l'eau des lacs qui coule sur son corps dans la douche, le bitume sur lequel il court, une asphalte aussi vide de sens que sa vie, tout ça parce qu'il pense que tout lui est dû, même la terre entière, et que son existence un jour suffira à la justifier. Parfois je me dis que Maman serait vraiment triste de découvrir qui il est devenu, qui nous sommes.
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L'odeur des larmes
Teen FictionLes Georgio-Donnaruma forment une famille recomposée et dysfonctionnelle. Leurs parents sont morts il y a quelques années dans un crash d'avion. Élevés par leurs grands-parents en périphérie de la petite ville rurale de Masse , la fratrie est compos...