MARTIN
Si je devais aborder la géométrie invisible qui lie notre fratrie recomposée, je commencerais par la décrire comme un immense sac de nœuds où en son centre, se conjugueraient toutes les nuances du mot désordre. Sur un des sommets je placerais Evan et lui attacherais des menottes reliées à chacun d'entre nous.
Je me rappelle encore distinctement leur arrivée au manoir, leurs deux têtes brunes qui s'échappent de la voiture, leurs pas singuliers l'un de l'autre. Lorsqu'ils ont contourné le véhicule, que ces deux silhouettes de taille presque égale se sont dévoilées à nos yeux, j'ai eu la première impression d'une inversion des rôles flagrantes, d'une usurpation d'identité flagorneuse. Liane et Evan. La grande sœur et le petit frère. Celle qui protège et celui qui observe. Les jours qui ont suivi leur intégration forcée dans la famille, leurs comportements, leurs rires jusque dans leurs absences n'ont cessé de me prouver le contraire et de confirmer mon premier sentiment : c'était Evan qui protégeait Liane et non l'inverse. Malgré tous les efforts déments de la jeune femme pour prouver qu'elle était tant bien que mal une figure rassurante, de stabilité, aucun ne la croyait.
Evan s'est incorporé dans la famille, il a été la matière vivante dans laquelle nous avons tous puisé pour construire les murs censés protecteurs de notre étrange fratrie où Liane s'est vite imposée comme un électron libre. Un électron qui aurait pu disparaître dès ses débuts, et qui a été retenu par le lien indicible du sang qui l'unit à Evan. Un peu aussi peut-être, par l'amour déplacé et exubérant qu'Oscar lui a tout de suite voué. Amour qu'il a laissé bouillir et grandir pendant des années dans le coffre de son cœur, avec le pouvoir qu'ont les secrets inavoués de résonner comme des alertes à la bombe. Jusqu'à l'été dernier où le tonnerre a fini par tomber, excavant dans la terre un cratère fumant de la taille d'un être humain.
De la taille d'Evan ?
Comment ont-ils pu penser une seconde que leur amour pouvait rester secret, Ô combien silencieux, sans aucune conséquence tranchante, sans rien qui ne pourrait emmêler et essorer avec violence le sac de nœuds de notre géométrie invisible qui après des années d'inconstance et d'épuisement, avait fini par se stabiliser ? Comment ont-ils pu se dire que ce qui était né du fleuve du Styx, pouvait produire des effets bénéfiques sur chacun de nous et encore plus sur notre famille ? Liane et Evan ont toujours été un foyer de séismes ambulants. Leur présence est la définition même du phénomène ondulatoire, de la propagation d'une déformation dont on ne saura le coût de l'addition qu'à son explosion. Souvent Evan a été un plus, une ligne rassurante sur le cahier des comptes, qui rétablit la balance et nous propulse dans le vert. Liane s'est imposée comme l'équation insoluble qui précipite le déficit. On pourrait penser que les deux ensemble constituent un ensemble curieusement stable, qu'ils se compensent l'un et l'autre, et peut-être était-ce sûrement le cas avant la mort de leurs parents qui les a propulsé dans nos bras. Ce qui devait être une entité à deux têtes, deux siamois complémentaires a finalement évolué en un monstre à sept faces.
Rejeter la faute de notre dérive sur quelqu'un n'est pas chose aisée. Dimitri a toujours pensé que notre mise en abyme attentait à Liane et à son caractère de Lithopédion. Moi-même je me suis constamment posé la question : la douleur inhérente à Liane avait-elle toujours été là ?
Était-elle née avec, sur son berceau s'étaient-ils penchés trois démons plutôt que trois fées ? Trois démons dont elle ne fera jamais ni l'état ni le deuil, quoiqu'il advienne.
Parfois elle me fait penser à une expérience divine et cruelle. Comme si les dieux créaient aléatoirement des spécimens sujets à la souffrance pour expérimenter la douleur humaine et tenter d'en délimiter les contours indiscernables et l'étendue du pouvoir.
S'était-elle construite brisée, à travers ses rencontres, ou plutôt autour de la mythologie que constituait dans la famille, ses soirées de distance, de fugue sociale qu'Evan à leur arrivée nous a expliqué comme fréquentes ? Etait-elle destinée à déformer tout ce qu'elle touchait, la volonté douce mais le geste maladroit, mal éduqué ? Malléable avec autant de facilité qu'une barre de fer, elle ne s'est jamais adaptée. Non, elle a rouillé. Rouillé dès sa naissance, dès que les premières larmes de cauchemar se sont échappées de ses yeux et ont oxydé les pores de sa confiance en elle, la rendant friable comme de l'argile qui sèche au contact d'un soleil en colère, noir de chaleur. L'argile de la peur s'est craquelé à la surface de sa peau, conférant à ses avants-bras et le bas de ses chevilles, ces cicatrices de coupures anarchiques. Ces plaies purulentes qui témoignent d'un traumatisme à la fois silencieux et encombrant, ces plaies phosphorescentes sur sa peau blanche, qui dans le spectre de la nuit luisent toujours avec plus d'intensité.
Je ne compte plus le nombre de jours où elle nous a paru absente, abstraite, soustraite à notre monde, comme si elle ne semblait pas y prêter une once d'attention. Quand elle tournait de manière brusque dans notre direction ses pupilles cratères de lune, qui faisaient de son regard une crevasse où nous évitions tous de tomber, quand parvenait à son esprit embrumé le murmure de nos conversations et qu' un mot l'interpellait plus qu'un autre, nous comprenions tous qu'il y avait autre chose derrière. La forme longiligne et effrayante du mal-être émotionnel, la figure désabusée de la déception de l'être qui a pleuré en venant au monde et chaque jour comprend pourquoi.
Boulimique de la vie. Corps qui déraille, âme qui défaille. Rien sur cette terre de consommation de masse où l'humanité se faisait digérer par l'argent ne pouvait nourrir la petite Liane, alimenter ses fonctions vitales. Alors elle a pris le courant d'air comme chacun d'entre nous et elle s'est sustentée seule, par ce qui irrigue et produit plus que n'importe quel pesticide pulvérisé dans les boyaux de la terre : le sang, le goût du sang, qui fertilise les terrains du monde entier aux hommes violents et à leur sale habitude de se rassasier au goût du fer.
Liane a l'âme d'un tyran. Elle pourrait nous asservir d'une pichenette bien calculée. Car de la haine contre soi-même à la haine contre les autres, il n'y a qu'un pas.
Une tape légère sur l'épaule me tire de ma rêverie. Précipitamment je fourre mes feuillets sous mon classeur de physique. Le professeur, penché au-dessus de moi, des cheveux blancs clairsemant son haut front d'où il juge la terre entière et en premier les élèves, ne perd pas une miette de chacun de mes gestes de son œil scrutateur. Depuis quand lit-il ce que j'écris, depuis quand observe-t-il l'état d'hébétude dans lequel je suis plongé ? Je note des bribes de mots, m'engage dans des élucubrations abstraites dont le sens échappe à tous, même à moi. Je dépose, mûr, le fruit de mon esprit sur la feuille et dès lors que je l'écrase en lettres sur les lignes, il me semble qu'il se décompose en pirouettes narratives peintes d'un jus pourri.
C'est pourri ce que je fais, c'est affreusement en manque d'identité et de style, et c'est pourtant la vérité de notre famille, la Grande Tragédie de nos êtres en recherche de repères, c'est l'histoire de notre vaisseau englouti par une succession de vagues à l'âme tout autant destructrices que nécessaires.
- Monsieur Martin, il me semble que résoudre des équations acido-basique ne nécessite pas l'écriture d'un roman. Veuillez vous reporter à vos exercices plutôt que de cracher sur le monde avec la verve d'un enfant de six ans.
Sa main parsemée de taches brunes de vieillesse vient se saisir d'un geste rapide de mes feuillets. Il les secoue au dessus de sa tête avant de prononcer devant la classe où circulent des murmures et des ricanements :
- Vous n'irez nulle part avec ça.
Tandis qu'il les jette au pied de ma chaise pour taper dans ses paumes en exacte synchronisation avec la sonnerie, je me contente de fixer, consterné, mon travail gisant sur le sol. Les chaises crissent. Dans une cacophonie de troupeau de bêtes, les élèves quittent la salle non sans au passage, m'adresser une remarque acerbe pour les plus hardis et un regard jugeur pour les plus lâches. Des larmes montent à mes yeux, des larmes froides et sans émotion. Mais des larmes, tout de même, des minuscules perles de faiblesse, des globules de médiocrité. Mon corps, piqué, est au bord d'une de ses énièmes crises de colique de lâcheté. Pourtant je sens bouillir en moi depuis quelques jours un grondement lancinant, celui de la colère inassouvie, celui de la colère qui veut et doit se libérer.
Je ramasse mes feuilles, jette un regard au professeur plongé dans l'écran de son ordinateur, un sourire stupide aux lèvres. Traversant la classe jusqu'à la porte, je le cisaille en deux du regard, seul acte de méchanceté dont je suis capable.
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L'odeur des larmes
أدب المراهقينLes Georgio-Donnaruma forment une famille recomposée et dysfonctionnelle. Leurs parents sont morts il y a quelques années dans un crash d'avion. Élevés par leurs grands-parents en périphérie de la petite ville rurale de Masse , la fratrie est compos...