Le goût du fer - Part 1

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LIANE

Imaginez un monde où une bête noire erre sous le soleil accablant, poilue, des yeux comme deux cloques, son poils qui macère dans le jus répugnant de son propre corps. Imaginez-la qui descend les rues de vos villages, des pellicules de sang emmêlées dans la tignasse recouvrant son faciès écumant, imaginez-la hurler, seulement visible pour les enfants. Cauchemar, tâche sombre, ombre mouvante sur la toile de la nuit, sous les paupières des adultes qui finissent par vivre avec, le regard voilé comme les stores voilent la fenêtre blanche d'une chambre d'hôpital. Les chambres d'hôpitaux, c'est la douleur que l'on dissimule, que l'on emmure, que l'on excite.

La bête noire c'est cette forme que maman a peinte sur son dernier tableau avant de mourir lors de l'accouchement. Forme conique, soleil qui se déverse, malsain, aux rayons griffus sur les cailloux brûlants de la plaine où le monstre couleur ténèbres qu'elle a esquissé de ses mains, rugit et carapate.

Est-ce qu'elle l'a vu arriver ? Clouée dans son lit, dans la chaleur moite de fin août, bébé sans sexe, inconnu, dans son ventre, qui n'était pas encore Evan, Evan et ses petits poumons qui ont hurlé au jour le 23 septembre, Evan et ses joues roses sur lesquelles se sont précipitées les lueurs du monde entier. Evan et ses mains douces et fripées. Evan. Ses yeux marrons qui s'ouvrent sur l'univers et créent une nouvelle galaxie, la mienne, celle où je me suis trouvée, peut-être trop et où il a fini par s'oublier.

J'inspire bruyamment.

L'a-t-elle vue, la bête ?

Me balance d'un pied sur l'autre.

Où es-tu Evan ? Soufflé-je.

- Liane, tu veux participer à l'atelier peinture ?

Oscar apparaît dans l'encadrement de la porte du salon, polo à manches longues gris, cheveux humides bouclant sur ses tempes et sur le haut de son front. Sourire doux. Perles vertes ondoyantes dans son regard. Je force les commissures de mes lèvres à se relever.

- Non merci je vais aller courir plutôt.

Il jette un coup d'œil au temps qui tournoie, indécis, derrière les longues fenêtres de la pièce. Ses mains sont confortablement logées dans les poches de son pantalon en toile. Son gel douche entêtant à la camomille frotte mes narines. Il plonge quelques secondes dans la contemplation des carreaux, l'air pensif, puis me transperce à nouveaux de ses yeux flamboyants.

- D'accord. Prends ton portable avec toi. Prononce-t-il en détachant distinctement chaque syllabe.

Je ne prends même pas la peine de hocher la tête. À peine le dernier son évaporé de sa bouche que je me désintéresse de sa personne, me noie dans le tableau de maman, je veux qu'il parte.

Du coin de l'œil j'enregistre son infime moment d'hésitation, sa main qu'il tend vers l'avant et ses épaules qui bougent. Je l'ignore.

Le frottement traînant de ses patins sur les chevrons du parquet et il a disparu. Je tends l'oreille et perçois les bavardages anodins de mes frères qui dans l'atelier à l'étage, secouent les lourds rideaux poussiéreux de la pièce et installent les chevalets.

J'ai besoin de courir. De m'élancer. D'avaler de la route, que mon corps mute en une locomotive fumante. Je veux que mes pieds raclent la terre et la retournent. Je veux gratter à la porte de mes limites et enfoncer le battant.

J'attache mes lacets puis mes cheveux en une queue de cheval basse. L'air silencieux enveloppe les arbres nus en plein sommeil hivernal. Il m'accueille lorsque je rabats dans mon dos l'immense porte d'entrée en chêne du manoir. Le vent par intervalles frisonne entre les branchages.

L'odeur des larmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant