Petit résumé des trois dernières minutes : dès que les élèves ont entendu mon nom, ils ont tous eu la même réaction de surprise. Ils m'ont bombardée de questions sur mes parents, et c'est là que j'ai réalisé que le professeur à mes côtés n'était autre que M. Fortune. Sa réponse quant à l'invitation de mes parents fut un grand « Oui ! », un peu trop enthousiaste à mon goût, comme s'il répondait à une demande en mariage.
-Mademoiselle Marian, vous pouvez quitter ma classe maintenant, dit-il avec un sourire amical.
Pas besoin de le répéter deux fois. Je sors presque en courant. Avant même d'entrer au lycée, beaucoup m'admiraient pour mes parents. A chaque fois c'est le même tableau, personne ne me regarde, je suis invisible mais dès que mes camarades connaissent mon nom, ils sont soudainement plus sympathiques, presque trop. J'aimerais leur dire que mes parents ne signifient rien pour moi et que je ne suis rien pour eux, mais les voir limite à mes genoux pour les rencontrer me fait bien rire. Alors, je me tais.
La douceur de la campagne me surprend toujours. J'aime cette sensation de l'herbe haute chatouillant le dos quand on s'allonge, les arbres où les enfants les plus intrépides grimpent, et les vieilles maisons qui se dressent sur les collines. C'est relaxant, paisible. Pourtant, il n'y a aucune campagne près de chez moi. Alors... pourquoi suis-je allongée ici, au milieu de petites brindilles ? Cette question ne m'avait même pas effleurée l'esprit jusqu'à maintenant.
Je me redresse soudainement, frappée par l'étrangeté de la situation. Tout autour de moi, une immense forêt, sans aucune trace de civilisation. Une robe-chemise verte à rayures blanches habille mon corps, une tenue qui ne m'appartient pas. Sans réfléchir, je me mets à courir, choisissant une direction au hasard. Entre deux arbres, j'aperçois au loin un champ verdoyant. J'y cours à toute vitesse. Là, sur une colline, un grand arbre surplombe le paysage, avec un petit garçon assis à son pied, portant un béret. Quelque chose me semble étrangement familier. Je m'approche, et la réalisation frappe. C'est le tableau de la veille. Je suis en train de vivre la scène. Un rêve, encore une fois. Mais à mesure que cette pensée s'impose, le malaise profond revient, ce même sentiment de ne pas être censée comprendre ce qui se passe, comme une entité qui essaie de me persuader que tout ceci est bien réel. Le garçon se tourne vers moi et me fait signe.
-Anastasia, tu es encore allée derrière la colline ! Tu vas te faire gronder par Mme Brayley !
Je reste figée un instant. Puis, puisque je suis bloquée dans ce rêve, autant en profiter pour poser des questions. Je monte la colline et m'approche du garçon.
-Bonjour... qui es-tu exactement ?
Il fait mine de rire, comme si ma question était sarcastique.
-Très drôle ! Tu devrais arrêter de passer la colline, c'est dangereux. La directrice ne pourra pas te protéger si elle ne te voit pas.
-Pourquoi aurait-elle besoin de me protéger ? Ce n'est qu'un rêve.
Le garçon me fixe un instant avec une expression extrêmement confuse.
-Pourquoi es-tu si bizarre, toi ?
Il me tire la langue, puis se détourne. Rien de tout cela n'a de sens. Je ne peux pas être dans un tableau, c'est impossible.
-Où est la directrice ? demandai-je.
-Dans son bureau, bien sûr, comme toujours, répondit-il en haussant les épaules.
Il pointe du doigt un bâtiment en pierre taillée, une école. La même que dans mon premier rêve. Comment déjà Mme Brayley avait-elle appelé cet endroit ? Ah, oui... Tormhill. L'école semble ancienne, et pourtant, elle est en parfait état. Dans la cour, une quinzaine d'enfants, de tout âges. Le plus âgé me lance un regard noir, ce qui me pousse à détourner les yeux. Une voix se fait entendre près de moi.
-Encore partie braver les règles, Ana ?
Ana ? Une des filles doit s'appeler ainsi. Puis une tape sur l'épaule me fait sursauter. En me retournant, je me retrouve face au garçon brûlé que j'avais vu dans mon dernier rêve. Ses cheveux bruns lui arrivant aux oreilles, son teint bronzé, ses yeux verts et cette même brûlure qui s'étend à partir de son nez, elle remonte et entoure tout son œil droit. Mais celle-ci n'est plus la chose qui retient mon attention, pas cette fois.
-Comment tu m'as appelée ?
Il esquisse un sourire moqueur.
-Ana, ton surnom ?
J'ai un surnom ici ? Ce n'est pas commun pour moi, personne ne m'en a jamais donné dans la vraie vie. Je souris malgré moi. Le garçon le remarque et fronce les yeux avant de se moquer.
-Tu es crevée, toi. Va te reposer, dit-il en souriant.
Avant que je puisse répondre, une voix autoritaire retentit derrière moi :
-C'est vrai, son escapade dans la forêt a dû l'épuiser.
Je me retourne et découvre Mme Brayley, la directrice. Son visage trahit un mélange d'inquiétude et d'agacement.
-Mademoiselle, combien de fois devrai-je te rappeler qu'il est strictement interdit de vous aventurer au-delà de la colline ?
-Je n'y suis pas allée, ai-je menti, par réflexe.
-Ah oui ? Et que dire de cet état, avec toutes ces brindilles et feuilles ridicules accrochées à tes vêtements ?
Elle me regarde d'un air dépité, comme si ce n'était pas du tout la première fois qu'elle me surprenait.
-Viens dans mon bureau, il faut qu'on parle, dit-elle en soupirant.
Elle me guide à travers les couloirs jusqu'à son bureau.
-Vous me contraignez, encore une fois, à une conversation des plus sérieuses.
Cette femme a une manière de parler, c'est presque... d'époque. En passant devant un miroir, je m'arrête brièvement. La fille dans le reflet... c'est moi, et pourtant, je ne me reconnais pas. Ma robe semble sortie d'un autre temps, mes cheveux bouclés sont attachés avec un ruban assorti. Je ressemble à une vieille photographie.
-Assieds-toi, Anastasia, m'ordonne-t-elle.
Je m'exécute. Mme Brayley semble fatiguée, comme si elle portait le poids de mes erreurs.
-Anastasia Mella... Tu es ici pour avoir une seconde chance, dit-elle en prenant ma main avec tristesse. Je sais que tu as passé ici beaucoup de temps ici, beaucoup plus de temps que quiconque. Mais tu sais que tu es en danger, pourquoi prendre de tels risques, mon enfant ?
Un frisson de malaise parcourt dans tout mon corps. Mella ? Mon nom est Marian. Alors pourquoi ce nouveau nom est-il si familier à entendre ? Et de quoi parle-t-elle ? Une seconde chance ? Un danger ?
-Un danger ? répétai-je, incapable de comprendre.
-Tu connais l'histoire, Anastasia. Tes parents, la Grande Guerre, toute ces souffrances... Ces règles, elles existent pour toi, uniquement pour toi. Mais tu demeures la seule à les enfreindre.
La Grande Guerre ? Je suis perdue, incapable de trouver les mots. Finalement, tout ce que je parviens à dire, c'est :
-Je m'appliquerai davantage.
Du coin de l'œil, j'aperçois un calendrier sur le mur. Mercredi, 5 septembre 1923. Je me fige. 1923 ? Il y a cent ans jour pour jour. Ai-je remonté le temps ?
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Daydream
PertualanganOn rêve des fois, on peut même vivre en rêve, mais ce genre d'expériences lucides ne dure que quelques minutes. Cependant, Anastasia en fait chaque nuit et son imagination reflète toujours ce que ce tableau lui montre : un monde tout juste sorti de...