Quelqu'un a tué mes parents. Enfin, pas vraiment, ceux d'Anastasia Mella, mais en partie les miens. Ce n'était pas un simple meurtre en temps de guerre, un tir rapide, sec, mais une exécution cruelle, un acte prémédité de torture, une souffrance infligée par un tueur qui se délectait de la douleur des autres. Après ce rêve qui m'a laissé plus de questions que de réponses, je me suis plongée dans les archives des meurtres survenus le 4 mars 1912. J'y ai découvert les noms de Marianne et Louis Mella, victimes d'un meurtre mystérieux dont personne ne connaît vraiment les circonstances. Les rumeurs évoquent des liens avec des organisations secrètes. Marianne aurait été torturée pour forcer son mari à parler, mais nul ne saura jamais s'il a cédé ou non. Leur fille, Anastasia Mella, aurait été adoptée et cachée, loin de ceux qui voudraient lui réserver le même destin que celui de ses parents. Voilà, nous y sommes, le fil de l'histoire est tissé, on sait maintenant pourquoi je suis en danger. Enfin pas moi, mais l'autre... Peu importe. Mme Brayley a donc construit cette école pour donner une meilleure vie à des enfants qui auraient perdu leurs parents, moi par un meurtre et tous les autres pendant la guerre. Au fond, je réalise que ce n'est pas aussi simple. Trois questions me hantent. D'abord, pourquoi mes parents ont-ils été tués ? Parce que j'ai la conviction qu'il ne s'agit pas d'une "organisation secrète". Ensuite, pourquoi le nom d'Abel n'apparaît-il pas dans les archives des meurtres ? Est-ce qu'il a été effacé des mémoires ? Et enfin, qu'est-ce que c'est que ce bordel ? Pourquoi revivre des événements du passé en rêve ? J'en ai la preuve, le meurtre que j'ai vu la nuit dernière figure dans de vieux journaux, alors putain comment une telle chose est-elle possible ? J'ai l'impression d'être une passerelle entre deux époques. Je suis en train de perdre la raison, c'est certain. Peut-être que ma mission à Tormhill est de réparer le passé. Cette pensée me terrifie, car il reste toujours la possibilité que je meure dans ce rêve, sans savoir si cela m'arrivera aussi dans la réalité. Je navigue en terrain inconnu, j'ai besoin d'aide, mais personne ne peut m'accompagner dans mes propres rêves. Je dois y retourner. Je n'en ai pas envie, je voudrais fuir le plus loin possible de cet endroit, mais je n'ai pas le choix. Ces rêves, je ne sais pas ce qu'ils sont, mais si je peux revisiter le passé dans mon sommeil pour sauver des vies, alors je le ferai. Tormhill a besoin d'aide, même si je ne sais pas contre qui ou quoi, je suis déterminée à agir.
Aujourd'hui, le tableau que je regarde représente une vaste chapelle, celle que j'avais aperçue à Tormhill avant le meurtre d'Abel. Aucune trace de cercueil, rien d'indiquant un enterrement. Juste moi, de dos, assise au centre de la salle avec Aydan, son bras autour de mes épaules, ma main cachant mon visage en larmes. Nous sommes le vendredi 8 septembre 2023, 6h43 du matin. Je suis arrivée à l'ouverture du musée. Le tableau est daté du samedi 8 septembre 1923, deux jours après le meurtre. La chronologie reprend son cours.
-Je suis malade.
Je mens à ma camarade de chambre. Je n'ai aucune envie d'aller en cours aujourd'hui, j'ai d'autres projets en tête.
-Oui, je vois ça, tu es très pâle, répond-elle.
-Je vais rester ici, pourrais-tu le dire à M. Damir, s'il te plaît ?
-Oui, bien sûr, repose-toi bien, ma belle.
Elle est vraiment adorable, me gratifiant de petits noms comme « ma chérie » ou « ma belle », bien que nous ne parlions pas beaucoup. Une colocataire parfaite, sauf pour son côté bordélique qui rend la chambre à peu près invivable. Peu importe. Aujourd'hui, je vais prendre des somnifères, assez pour m'endormir toute la journée et ne pas me réveiller malencontreusement. Je sais que c'est dangereux, que c'est le début d'une addiction, mais je ne peux pas faire autrement. Trop de souvenirs de meurtres hantent mon esprit pour simplement m'endormir. La pluie tambourine contre la fenêtre. J'avale quelques pilules et m'allonge sur le bord de mon lit, regardant l'eau couler sur le verre. Mes pensées dérivent vers mes parents, qui ne sauront jamais que leur fille rate ses cours pour plonger dans un autre monde, qu'un professeur m'a aidée en me remettant une petite boîte blanche. Ils ne sauront jamais combien ils me manquent et combien j'ai besoin d'eux. En y réfléchissant, Mme Brayley a joué un rôle de mère bien plus efficacement en quelques nuits que ma propre mère en quinze ans. La pluie se transforme en grêle, le monde se tait, et je m'endors.
Je me réveille dans un lit, avec une respiration tremblante près de moi. Dans le lit à côté du mien, Jeanne, celle qui a alerté la disparition de Jeremy lors de mon dernier rêve, tremble de tout son corps, des larmes coulant sur ses joues. Je me lève, m'accroupis à ses côtés et prends sa main dans un geste réconfortant.
-C'est de ma faute, Anastasia. Tout est de ma faute, dit-elle en luttant pour respirer. Il ne serait pas mort si j'avais veillé sur Jeremy. C'est de ma faute.
-Ce n'est pas de ta faute, Jeanne. Tout ira bien, d'accord ? La directrice trouvera sûrement une explication à tout ça.
-Il n'y a aucune explication ! Lygia l'a tué, et maintenant elle erre dans les rues, sans que personne ne sache pourquoi elle a fait ça! Anastasia, j'aurais pu l'empêcher, je l'ai vu prendre son couteau dans la cuisine, mais je n'ai rien dit. Hier, tout le monde m'a blâmée pour cela.
-Tout le monde est encore sous le choc, ça ne fait que deux jours. Laisse-leur du temps.
Elle soupire et hoche la tête. Je lui adresse un sourire et me lève pour sortir de la chambre. Je me débats pour retrouver mes repères dans les longs couloirs des dortoirs et me dirige vers le salon. Personne, sauf Aydan, les bras croisés, qui fixe la table d'un air abattu et en colère. Je lui souris tristement et m'assois à ses côtés.
-Tu vas bien ?
-Hmhm, il hoche la tête, sans dire un mot.
Le silence s'installe, mais Aydan le rompt finalement :
-C'est aujourd'hui.
-Quoi ? Je fronce les sourcils.
Il me dévisage comme si j'avais perdu la tête.
-Ses funérailles. On ne peut même pas y aller. On doit rester ici, tout ce qu'on pourra faire, c'est lui rendre hommage dans la chapelle. On a vécu si longtemps avec lui, et on ne pourra même pas aller à son putain d'enterrement.
Je ressens un pincement au cœur pour lui, car je sais qu'ils ne peuvent pas aller à ses funérailles, qui ont lieu à l'extérieur. Mais personne n'est conscient que cette situation merdique est entièrement de ma faute, toutes ces règles ne sont que pour me protéger du meurtrier de mes parents.
-La directrice pense que le monde est dangereux, essaie-je de le rassurer.
-C'est n'importe quoi, la guerre est finie, il n'y a plus de danger. Tout ce qu'elle veut, c'est nous garder près d'elle.
Un nouveau silence s'installe.
-Pourquoi étais-tu si en colère quand je suis entrée ?
Il soupire et me regarde avec des yeux sombres.
-Loan m'est tombé dessus, et il était... fidèle à lui-même. J'avais sacrément envie de le cogner.
-Évidemment, dis-je en soupirant.
Loan est le plus vieux de nous tous, il a dix-huit ans. Les rares fois où j'ai entendu parler de lui, les autres enfants le décrivaient comme insupportable, narcissique et solitaire. Aydan a même laissé entendre qu'il me détestait. Aydan sourit avant de rétorquer :
-Quoi ? Tu trouves ça mal ? Laisser cet idiot m'insulter ? Il voulait se battre, c'est normal d'avoir envie de lui donner ce qu'il mérite.
-Je pense que c'est dangereux.
-Dangereux ? Je peux parfaitement gérer ce type, même avec trois ans de plus que moi.
-Je parlais du danger pour lui, dis-je sur un ton sarcastique. Et imagine que la directrice passe par là, tu aurais eu des ennuis.
-J'espère bien que c'est dangereux pour lui. Tout ce que je souhaite, c'est qu'il crève dans les limbes pour l'éternité.
-Psychopathe, répondis-je simplement.
Il fait semblant de rire.
-Très drôle.
Juste à ce moment, la directrice entre dans la salle.
-C'est l'heure. J'espère que tout le monde est prêt, dit-elle d'un ton ferme.
Mme Brayley tend un bras vers la sortie, nous invitant à quitter le salon.
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Daydream
AdventureOn rêve des fois, on peut même vivre en rêve, mais ce genre d'expériences lucides ne dure que quelques minutes. Cependant, Anastasia en fait chaque nuit et son imagination reflète toujours ce que ce tableau lui montre : un monde tout juste sorti de...