Chapitre 14 : Le Rossignol et l'Oeillet (1)

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Be happy, cried the Nightingale, be happy ;

you shall have your red rose. I will built it out of music by moonlight,

and stain it with my own heart's blood.

All that I ask of you in return is that you will be a true lover.

The Nightingale and The Rose, Oscar Wilde

Londres, 10 novembre 1891

En cette nuit pluvieuse, Aziraphale avait bravé les éléments pour se rendre à la coquette demeure située au 16. Tite Street. Il s'avança sur le perron et cacha dans la poche de sa redingote, le petit bouquet de violettes acheté à une vieille mendiante errant dans les rues de Londres. L'ange se saisit de son mouchoir en dentelle et le tritura avec nervosité. La perspective de faire face, seul, à des humains le rendait toujours nerveux, sans compter qu'il venait tout juste de sortir de sa retraite forcée. Suite à sa dernière rencontre avec Crowley, qui s'était achevée de manière fort regrettable, l'ange s'était coupé du monde et s'était plongé dans les livres pour combler sa solitude. À chaque instant, depuis ce jour de 1862, il avait redouté d'apprendre que le démon avait commis un geste irréparable, mais aucune nouvelle de sa disparition ne lui était parvenue. Crowley, au cours des années écoulées, n'avait pas cherché à le contacter, sans doute trop occupé à exercer quelques tentations sans son concours.

L'ange secoua la tête : il devait cesser d'y penser ! N'était-ce pas mieux ainsi ? Leur petit « arrangement » aurait fini par leur valoir des ennuis et il refusait d'être la cause, à nouveau, des tourments de Crowley, comme lors de leur expédition à Edimbourg. Chassant le souvenir du démon de son esprit, Aziraphale se saisit du heurtoir et le relâcha. La porte s'ouvrit sur la silhouette d'un domestique entre deux âges. L'homme le salua et s'écarta pour le laisser entrer dans le vestibule. Tout en remettant son chapeau et son manteau au domestique, Aziraphale ne put s'empêcher de jeter un œil à la bibliothèque que laissait entrevoir la porte d'un bureau entrebâillée. À son grand regret, ce fut à l'étage qu'il fut conduit, dans un luxueux salon d'où s'échappaient quelques notes de piano et le brouhaha de discussions animées. Une sensation d'étouffement s'empara de l'ange, peu enclin à apprécier ses mortelles mondanités. Il s'apprêtait à fuir à toutes jambes pour regagner son antre, lorsqu'un violent coup de canne lui vrilla la cheville droite. Il émit un couinement douloureux. Une femme d'un âge respectable, assise sur le sofa devant lequel il se tenait, abaissa sa canne.

– Jeune homme, déclara-t-elle d'une voix empreinte de dédain, la vue de votre postérieur ne me sied guère.

Le pauvre Aziraphale s'empêtra dans une série de confuses excuses qu'elle accueillit d'un « fi » tout à fait dédaigneux : Lady  Wilde, poétesse de son état, défenseuse de la cause irlandaise et mère d'un génie, n'était pas femme à s'en laisser conter par l'un de ses malotrus que son fils aimait à côtoyer ! Elle appuya son face-à-main contre son visage et détailla l'ange avec minutie, lui trouvant un manque certain d'élégance. Elle le congédia d'un petit signe de la main impatient avant de réclamer du Xérès au pauvre jeune domestique courant à travers la salle, un plateau à la main. Aziraphale se saisit d'un verre et fit quelques pas pour masquer sa nervosité grandissante. Il ne savait comment engager une plaisante conversation avec l'une des femmes présentes. Il porta son verre à ses lèvres. La chaleur de l'alcool se répandit dans ses veines, lui apportant un peu de réconfort.

– Mr Fell, c'est un plaisir de vous revoir.

La maîtresse de maison lui sourit avec amitié. Aziraphale s'empressa de la saluer par une petite révérence de circonstance. Mrs Wilde était l'une de ces femmes nées pour tenir salon. Elle avait été élevée pour devenir l'épouse d'un homme d'importance et savait, mieux que n'importe quelle femme, comment donner l'illusion d'un bonheur conjugal parfait. Aziraphale l'avait déjà rencontrée à deux reprises et avait été touché par la triste grâce émanant de cette femme qui faisait front contre les odieuses rumeurs commençant à entourer son époux et ses « disciples ».

Love IneffablyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant