Acte deuxième (6/6)

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Scène VI

ARNOLPHE, AGNÈS


ARNOLPHE
La promenade est belle.

AGNÈS

Fort belle.

ARNOLPHE
Le beau jour !

AGNÈS
Fort beau.

ARNOLPHE
Quelle nouvelle ?

AGNÈS
Le petit chat est mort.

ARNOLPHE
C'est dommage ; mais quoi !
Nous sommes tous mortels, et chacun est pour soi.
Lorsque j'étais aux champs n'a-t-il point fait de pluie ?

AGNÈS
Non.

ARNOLPHE
Vous ennuyait-il ?

AGNÈS
Jamais je ne m'ennuie.

ARNOLPHE
Qu'avez-vous fait encor ces neuf ou dix jours-ci ?

AGNÈS
Six chemises, je pense, et six coiffes aussi.

ARNOLPHE, ayant un peu rêvé.
Le monde, chère AGNÈS, est une étrange chose.
Voyez la médisance, et comme chacun cause !
Quelques voisins m'ont dit qu'un jeune homme inconnu
Était, en mon absence, à la maison venu ;
Que vous aviez souffert sa vue et ses harangues.
Mais je n'ai point pris foi sur ces méchantes langues,
Et j'ai voulu gager que c'était faussement...

AGNÈS
Mon Dieu ! ne gagez pas, vous perdriez vraiment.

ARNOLPHE
Quoi ! c'est la vérité qu'un homme ?...

AGNÈS
Chose sûre.
Il n'a presque bougé de chez nous, je vous jure.

ARNOLPHE, bas, à part.
Cet aveu qu'elle fait avec sincérité
Me marque pour le moins son ingénuité.
(Haut.)
Mais il me semble, AGNÈS, si ma mémoire est bonne,
Que j'avais défendu que vous vissiez personne.

AGNÈS
Oui ; mais, quand je l'ai vu, vous ignorez pourquoi ;
Et vous en auriez fait, sans doute, autant que moi.

ARNOLPHE
Peut-être ; mais enfin contez-moi cette histoire.

AGNÈS
Elle est fort étonnante et difficile à croire.
J'étais sur le balcon à travailler au frais,
Lorsque je vis passer sous les arbres d'auprès
Un jeune homme bien fait, qui, rencontrant ma vue,
D'une humble révérence aussitôt me salue.
Moi, pour ne point manquer à la civilité,
Je fis la révérence aussi de mon côté.
Soudain il me refait une autre révérence ;
Moi, j'en refais de même une autre en diligence ;
Et lui d'une troisième aussitôt repartant,
D'une troisième aussi j'y repars à l'instant.
Il passe, vient, repasse, et, toujours de plus belle,
Me fait à chaque fois révérence nouvelle.
Et moi, qui tous ces tours fixement regardais,
Nouvelle révérence aussi je lui rendais :
Tant que, si sur ce point la nuit ne fût venue,
Toujours comme cela je me serais tenue,
Ne voulant point céder et recevoir l'ennui
Qu'il me pût estimer moins civile que lui.

ARNOLPHE
Fort bien.

AGNÈS
Le lendemain, étant sur notre porte,
Une vieille m'aborde, en parlant de la sorte :
« Mon enfant, le bon Dieu puisse-t-il vous bénir,
Et dans tous vos attraits longtemps vous maintenir !
Il ne vous a pas faite une belle personne,
Afin de mal user des choses qu'il vous donne ;
Et vous devez savoir que vous avez blessé
Un coeur qui de s'en plaindre est aujourd'hui forcé. »

ARNOLPHE, à part.
Ah ! suppôt de Satan ! exécrable damnée !

AGNÈS
Moi, j'ai blessé quelqu'un ? fis-je tout étonnée.
« Oui, dit-elle, blessé, mais blessé tout de bon :
Et c'est l'homme qu'hier vous vîtes du balcon. »
Hélas ! qui pourrait, dis-je, en avoir été cause ?
Sur lui, sans y penser, fis-je choir quelque chose ?
« Non, dit-elle ; vos yeux ont fait ce coup fatal,
Et c'est de leurs regards qu'est venu tout son mal. »
Eh ! mon Dieu ! ma surprise est, fis-je, sans seconde ;
Mes yeux ont-ils du mal pour en donner au monde ?
« Oui, fit-elle, vos yeux, pour causer le trépas,
Ma fille, ont un venin que vous ne savez pas.
En un mot, il languit, le pauvre misérable ;
Et s'il faut, poursuivit la vieille charitable,
Que votre cruauté lui refuse un secours,
C'est un homme à porter en terre dans deux jours. »
Mon Dieu ! j'en aurais, dis-je, une douleur bien grande.
Mais pour le secourir qu'est-ce qu'il me demande ?
« Mon enfant, me dit-elle, il ne veut obtenir
Que le bien de vous voir et vous entretenir ;
Vos yeux peuvent eux seuls empêcher sa ruine,
Et du mal qu'ils ont fait être la médecine. »
Hélas ! volontiers, dis-je : et, puisqu'il est ainsi,
Il peut, tant qu'il voudra, me venir voir ici.

L'école des femmes - MolièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant