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           Le bruit des machines. Le lit médical roulant à toute vitesse . Les ordres précipités des médecins aux infirmières et infirmiers. La croyaient-ils sourde ? La piqure. Le noir. Les rêves angoissants et sans fin, ses pires peurs, ses pires moments d'adolescence, les meilleurs. Est-ce que tout allait se terminer maintenant ? Toute la vie qu'elle s'était construite ? Allait-elle disparaître avant d'avoir connu le grand amour ? Le connaitrait-elle un jour ? Non, non ce n'était pas possible, pas avant...

              Aileen se réveilla en sursaut. Elle était tremblante. Elle quitta sa couchette, non sans avoir vu qu'il était seulement quatre heures du matin sur son réveil.

Ses cauchemars étaient de plus en plus fréquents. Peut-être le stress, disait la psy, mais elle n'y croyait pas. Elle pensait plutôt que c'était la peur du néant. Comment pouvait-on craindre la mort mais l'accepter si sereinement ? Peut-être à cause du vide de sa vie. Sa vie amicale n'était rien, ses anciens collègues l'évitaient presque. C'était la même chose du côté sentimentale qui n'avait jamais dépassé une ou deux nuits. À l'âge de ses vingt ans et durant presque cinq ans encore, les hommes avaient défilé sans jamais rester bien longtemps. Pourtant, elle continuait à croire au grand amour, même à un an de la cinquantaine. Mais, peut-être était-ce en réalité sa faute si elle n'arrivait pas à s'attacher. Elle n'était pas prête, même après tant d'années. Elle avait peur. Au bout du compte, elle ne savait même plus ce qu'aimer voulait dire.  

                Avant d'arrêter le travail, Aileen était manageuse pour une grande entreprise d'architecture jusqu'au jour où elle avait dû mettre un terme à sa grande carrière lorsque son cancer avait été déclaré. Elle se souvenait de cette journée, de l'instant où elle avait fermé pour la dernière fois la porte de son bureau. Ses collègues lui avaient souhaité bonne chance avec beaucoup d'indifférence. Malgré tout, elle les avait portés dans son cœur et avait aimé son travail.

                Durant son enfance, elle avait beaucoup été rejetée pour sa peau plus foncée que mate, sa petite taille et ses cheveux naturellement auburn foncés, contrairement au collège et au lycée où son physique attirait chaque regard, ses meilleurs souvenirs. Un des souvenirs les plus marquants avait été en CM2, quand un nouvel élève issu d'une très grande famille bourgeoise était venu lui demander : « C'est qui le noir ? Ton père ou ta mère ? » Devant son silence, il en avait déduit qu'elle avait été adoptée et l'avait maltraité tout le reste de l'année, jusqu'à la menacer de lui mettre la tête dans les toilettes. Sauf que c'était faux. Le « noir » c'était son grand-père, un être incroyable.                                                                                                                                                       

              Aileen avait toujours connu l'Ecosse, et n'avait jamais voyagé nulle part, peut-être le plus grand regret de sa vie.  Elle avait été une ado concentrée sur le présent, sans grande perspective de l'avenir, mais en arrivant à l'âge adulte, un homme avait tout détruit, et elle avait ensuite passé trop de temps à ce reconstruire. Elle avait grandi dans la capitale Edimbourg près d'Old Town, aux magnifiques vieux châteaux anciens, les montagnes et les plaines, les rues calmes et joyeuses, danser sur les chansons traditionnelles, son premier amour, les Noëls chaleureux, les bay-sittings avec la petite Laura... Mais tout c'était fini lorsqu'elle avait eu son diplôme de manager, elle était partie faire un master à St-Andrews, où avait vraiment commencé la solitude, l'isolement, les cachets pour s'endormir, les bières au fond du lit... Mais la situation s'était encore dégradée, lorsque son grand-père avec qui elle gardait une relation plus que fusionnelle était décédé l'année de ses 20 ans. À ce moment, elle avait fait une pause de deux ans et avait recommencé trois ans tard. A 25 ans. Jusqu'à l'année maudite. Jusqu'au dernier jour de l'université. Aileen chassa cette pensée d'elle. Ce n'était pas le moment de penser à ça. 

                   Maintenant, elle passait ses journées à regarder dans son lit des séries sur la famille royale britannique, lire des livres sur des stars de la pop, trainer sur les comptes Insta d'acteurs, lire les horoscopes, écouter de la musique des années 80, regarder par la fenêtre, mais surtout dormir, manger, boire, voir la psy et aller à l'hôpital pour les examens médicaux, prendre ses médicaments. La roue infernale et interminable de son quotidien l'assommait, la détruisait plus que la tumeur. 

                    Lorsqu'elle en avait parlé à Mme Rochetelo, il y a deux jours, la psychologue lui avait répondu avec des mots incompréhensibles, des phrases et encore des phrases. Ensuite, elle lui avait conseillé, pour se sentir mieux dans son corps, être plus apaisée, d'aller voir un magasin de bien-être, avec massages, relooking, jacuzzi... spécial pour les gens comme elle. Les gens comme elle . Elle avait répété cette phrase dix fois dans son esprit pour comprendre ce qui l'avait blessé dans ces mots. Elle en était arrivée à la conclusion que c'était parce qu'elle n'était plus que ça aux yeux des gens.

Elle n'était plus Aileen Tigarce.

Elle n'était plus la manageuse performante et efficace, la plus proche amie des chiffres. 

Elle n'était plus qu'une femme atteinte d'un cancer dont tout le monde avait pitié, qu'on regardait avec des yeux de chiens battus, à qui on parlait doucement, sans vouloir la vexer, la brusquer, la complexer, l'atteindre plus encore . Pour revenir aux paroles de la psy, quand une heure plus tard elle était rentrée chez elle, elle s'était examiné dans le miroir longuement et attentivement, chose dont elle n'avait plus envie depuis longtemps. Malgré la couleur de sa peau, elle était pâle, on voyait que les rides lui creusaient le front, les joues, le menton. Ses yeux étaient tout le temps à demi-fermés, écrasés par la fatigue et les médicaments, ses cernes, presque violettes formaient des dunes. Elle avait maigri. Mais à la fois pris des formes.

Elle n'était pas belle. Elle était laide.

Les moqueries de ses camarades du primaire lui revinrent en mémoire. « Laideron ! » « Tu pues ! » « Dégage bonnet d'âne ! » « Va pleurer dans ton coin, tu seras peut-être moins moche après ! » « Bébé ! Va voir ta maman ! »

Les larmes lui montèrent aux yeux. Qu'était-elle devenue ?

Aileen savait et avait toujours su qu'elle ne survivrait pas à son cancer qui la rongeait de l'intérieur, lui bouffait le ventre. Elle allait mourir, et tout le monde s'en ficherait. Elle n'avait personne. Et savoir ça, c'était le pire. 

Et, elle déploya ses ailes, et s'envola // HISTOIRE CORRIGÉE, TERMINÉE.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant