Libre, mais brisée

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Dans mon bureau, je remplis presque aveuglément les dossiers. Je les rapportai ensuite au patron. Dans l'ascenseur, mon visage terne et sans sourire se reflétait sur les miroirs. Était-ce à quoi je ressemblais ? À rien ? Mes joues étaient creuses, comme si je n'avais pas ingurgité de nourriture depuis des lustres. Mon teint pâle, tel un mort. Mes yeux cernés et sans vie. Comment avais-je pu me laisser aller ainsi ? Je n'étais plus qu'une carcasse vide. Je devais me reprendre au plus vite, mais c'était tellement difficile après les adultères de mon mari et l'enfant que j'avais tué.

Le tintement de la cage en métal me réveilla de mes pensées. Je sortis la tête haute, et toquai à la porte du patron. J'entrai après son autorisation. Je lui remis les papiers et allai repartir, mais il m'interrompit.

« Alicia, attendez. J'aimerais vous parler, » déclara-t-il, sérieux.

Je m'installai sur une chaise et attendis qu'il continue, curieuse de savoir ce qu'il allait me dire.

« Vous avez été une très bonne assistante jusqu'à maintenant. Vous êtes toujours très ponctuelle et ordonnée. Mais dans certains dossiers que vous m'avez remis, j'ai pu voir des fautes que vous ne feriez pas normalement. Et, vous avez l'air assez... vous êtes souvent la tête dans les étoiles. Alors je voudrais vous demander, est-ce que tout va bien ? Avec votre mari ?

– Je suis désolée. Vous êtes sûr qu'il y a des fautes ? » m'exclamai-je, abasourdie.

Il me tendit les papiers et je vis toutes mes erreurs. Je restai choquée.

« Je suis confuse. Je n'avais pas vu que... Je suis extrêmement désolée, Monsieur.

Je secouai la tête, ne pouvant pas croire mes yeux.

– Alicia.

– Oui, dis-je en relevant la tête tandis qu'il me regardait avec des yeux perçants.

– Vous n'avez pas répondu à ma question. Je sais qu'elle est assez personnelle, mais cela nuit clairement à votre travail. Alors avez-vous des problèmes avec votre mari ?

– Je... Non. Tout va bien, bafouillai-je en fixant mes mains.

– S'il-vous-plaît, Alicia. Regardez-moi. »

Je levai mon visage de manière assez crispé.

« Tout va bien, » énonçai-je clairement, mais ce n'était pas la vérité.

Et, je pensai qu'il le voyait aussi. Je plaquai un faux sourire sur mes lèvres et m'excusai une nouvelle fois avant de me lever et de sortir de son bureau.

Je me repris en main, le temps de finir cette journée atroce. Je devais agir, cette situation m'était insupportable. Assise à mon bureau, je pris mon portable d'une main tremblante et envoyai un message à mon mari indiquant que je rentrerais tard du travail. Je mentais. Je finissais à dix-neuf heures, mais je voulais le surprendre ce soir.

***

Le soir même, je l'attendais dans la cuisine. Les lumières éteintes, je sirotai une bière tout en étant assise devant la table où reposait sagement le papier de divorce que j'avais déjà signé. Et, j'attendais qu'il rentre du boulot. J'entendis enfin le moteur de sa voiture qui s'approchait puis s'arrêtait. Il était là.

La porte d'entrée s'ouvrit puis claqua. Des halètements et chuchotements suivirent. Puis des cris aigus de plus en plus forts. Ils étaient en train de le faire. Ils étaient en train de baiser. Il entrait et sortait d'elle qui était collée à la porte d'entrée. Quand ils atteignirent l'extase pure, je ne pus m'empêcher mes larmes coulées.

Je gardai la bouteille de bière près de ma poitrine, comme si sa fraîcheur pouvait atténuer ma douleur. Mal. Il avait réussi à bafouer jusqu'aux confins de mon être. Mon cœur était à lui pendant des années, et lui l'avait brisé en quelque temps. Comme ça.

Soudain, la lumière s'alluma, m'éblouissant par la même occasion. Je plissai des yeux et les cachai à l'aide d'une main. Je séchai mes larmes puis respirai un bon coup. Je savais que mon mari était resté dans l'embrasure de la porte. Je savais qu'il me regardait avec un air abasourdi.

« Signe ce papier, m'étonnai-je à dire avec une voix monotone. La colère avait envahi mon être. Je gardai un visage dépourvu d'émotions. Un masque de pierre.

– Alicia, je...

– Signe ce papier. »

Il s'avança vers la table où reposait la feuille. Je pouvais sentir son regard sur moi, alors que je fixais le papier devant moi. Après un instant que je crus interminable, il prit la feuille en main.

« Tu veux divorcer ? demanda-t-il choqué.

– J'ai signé, non ? » répliquai-je d'un ton cassant.

Je pris ensuite une gorgée de bière sans jamais le regarder en face. Je n'étais pas si désobligeante d'habitude. Au contraire, avec mon mari, je gardai un ton doux et simple. Mais, aujourd'hui, je ne voulais plus être douce et aimante face à cet homme.

« Tu ne devrais pas te saouler comme ça... 

– Je ne suis pas saoul. Tu sais quand je disais que je ne buvais pas, ce n'était pas parce que je ne tenais pas l'alcool. Au contraire, je tiens plutôt bien. Mais, au lieu de bousiller ma santé en buvant, j'ai préféré ne pas boire du tout... Jusqu'à maintenant.

– Ali...

– Tais-toi. Signe juste ce papier de divorce, c'est tout ce que je te demande. Si tu avais un peu de respect pour moi, tu le signerais. »

Il soupira puis daigna enfin prendre la feuille. J'observai sa main tenant le stylo comme s'il traçait au ralenti sa signature. Mon cœur battait douloureusement dans ma cage thoracique. Mes poumons étaient comme comprimés. J'étouffais.

C'était bon. Nous étions divorcés. Et j'étais malheureuse. Le cœur brisé. Je ne pleurais pas. Je n'y arrivais pas. Voilà quatre ans de vie commune partie en fumée.

Dans une main, la bouteille et dans l'autre la feuille aux mots cruels, je me levai pour sortir de la cuisine. Elle, la maîtresse, ou plutôt sa future femme, était restée sur le seuil de la porte. Elle s'écarta rapidement pour me laisser passer. Au moins, elle avait eu la décence de se rhabiller et de paraître triste. Étrangement, je ne ressentais pas de haine envers elle. Plus de la jalousie. Elle avait réussi à me prendre mon mari, ex-mari, comme cela. Sans que je ne m'en rende compte.

Une fois dans le couloir, j'étais tentée de tourner la tête pour voir le lieu où ils l'avaient fait sauvagement. La porte d'entrée. Je me retins et restai sans bouger pendant quelques secondes.

« Dans notre propre maison... Celle que nous avons acheté ensemble, dis-je dégoûtée.

– Je suis..., commença-t-il, mais je ne voulais pas entendre le son de sa voix.

– Non ! Tais-toi, je ne veux pas t'entendre, » le coupai-je avec force.

Épuisée, je montai dans la chambre et fis mes valises. Je ne pris que le strict nécessaire pour séjourner une nuit dans un hôtel. J'avais déjà photocopié tous les papiers pour un divorce complet.

Quand il me vit descendre avec une valise, David me demanda où j'allais. Il était complètement paniqué. Je lui informai que je ne dormirais plus jamais ici. Il essaya de me dissuader de partir ce soir, en pleine nuit. Mais, moi, je ne pouvais plus supporter d'être dans cette maison. Avec lui.

Et c'était ainsi que je m'en allais pour de bon loin de cet homme que j'avais aimé pendant des années. Un amour à sens unique. Un amour qui faisait mal. Une rupture un peu plus libératrice.

Oui, parce qu'enfin, je n'étais plus entravée par les chaînes de ce mariage que je croyais sain et heureux. Je sortais enfin de ce cercle vicieux de l'amour où je n'aurais jamais pu gagner. Libre, mais brisée.


Comme un pantinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant