La petite fille courrait sous mon regard amusé. Ses deux tresses blondes tressautaient au moindre de ses pas, et son nez était rouge malgré ses nombreuses couches de jupons et son manteau de fourrure. Elle traînait par la main une autre petite fille, un peu plus âgée qu'elle. Elle semblait ravie de recevoir son amie et riait dans le froid de novembre avant de la guider dans la demeure. Je les suivais, les surveillant du coin de l'œil, avant de me remettre non loin de la cheminée et de reprendre mon ouvrage. Je chantonnais une comptine de mon peuple tout en recousant les manches d'une chemise.
-Allez, Betty, n'ai pas peur !
Je relevais la tête. Les deux petites filles étaient là, juste devant moi. La dénommée Betty, la plus jeune, se rapprocha en se dandinant, avec l'air de celle qui souhaite demander quelque chose. Je reposais mon ouvrage.
-Qui y a-t-il, Betty ?
-Tu veux bien venir jouer avec nous, s'il-te-plaît ?
Je lui souris. Il était rare, lorsqu'elles étaient toutes les deux, qu'elles me demandent de se joindre à elles. Elles passaient généralement leur temps enfermée dans une chambre à rire et à faire des choses dont seul le Grand Esprit était au courant.
J'acquiesçai et Betty prit ma main dans la sienne pour me traîner dans la demeure. Arrivée dans la pièce où les deux petites filles s'enfermaient sans arrêt, j'eus la surprise de découvrir un grand drap blanc sur le sol, sur lequel était dessiné un grand cercle, entouré d'une multitude d'autres cercles plus petits. Je reconnus certains motifs tracés dans les petits cercles. Ils ressemblaient aux motifs que je tissais parfois sur les attrape-rêves que je faisais pour les enfants du village qui avait des problèmes de cauchemars ou d'insomnie. Autour du drap, quatre taies d'oreiller, sur lesquelles étaient posées des éléments tels qu'une pierre ou un gobelet rempli d'eau. Enfin, des plumes étaient suspendues partout dans la pièce. Si je n'avais pas été si loin des miens, j'aurais dit qu'on avait fait préparer la pièce par une chamane et que l'on s'apprêtait à faire une cérémonie rituelle.
Je regardais les deux enfants d'un air effaré. Elles m'avaient posé des questions sur les rituels de mon peuple, et, amusée par leur curiosité d'enfant, je leur avais répondu. Je ne pensais pas qu'elles iraient jusqu'à recréer un rituel chamanique. Elles ne se rendaient pas compte. Elles n'étaient que des enfants. Elles n'avaient pas idée de combien le jeu auquel elles jouaient était dangereux.
Je me réveillais en sursaut, le dos couvert de sueur, un mal de crâne pulsant dans mes tempes. Par la fenêtre de ma chambre, je voyais le soleil se lever. A la fenêtre pendait mon attrape-rêve personnel, fabriqué par la chamane de la réserve en personne. Il était censé neutraliser les mauvais rêves. Mais ceux-là ne partaient pas.
Cela faisait des années que je faisais le même rêve en boucle, de manière très régulière. Encore et toujours, ces deux petites filles et leur rituel, et cette sensation de danger, de menace qui pesait sur mon esprit. Je ne pouvais plus dormir en paix. Chaque fois que je faisais ce rêve, je me réveillais avec un intense mal de tête, qui s'estompait pourtant rapidement. Mais la sensation de malaise imposée par le rêve, elle, restait quasiment toute la matinée. Je soupirais en frissonnant avant de me lever et d'aller à ma fenêtre.
Une partie de la réserve s'étendait sous mes yeux. La réserve et toutes ses belles maisons en bois, ses petites boutiques, et au loin, je pouvais même l'apercevoir, l'école primaire où j'enseignais l'anglais aux enfants de la réserve.
Je n'étais pas là depuis très longtemps, comparé à certains. J'étais arrivée dans la réserve deux ans plus tôt. Mon père, lui y vivait depuis sa naissance. Il y avait rencontré ma mère, qui faisait une maîtrise sur les civilisations amérindiennes. Ils tombèrent amoureux, eurent un enfant (moi) et ensuite, ma mère compris que la vie de la réserve n'était pas faite pour elle. Elle était partie avec moi, et mon père n'avais pas pu se résoudre à venir avec nous. La réserve était son foyer et sa famille, et à l'époque comme maintenant, il se sentait incapable de laisser son peuple derrière lui. Ce que, après deux ans dans cet endroit, je comprenais totalement.
Ma mère ne voulait pas que je rejoigne mon père, au début. Elle souhaitait que je vive au « cœur de la civilisation occidentale ». Mais cette vie n'était pas faite pour moi, malgré toutes les tentatives de ma mère pour nous convaincre du contraire.
Les rêves avaient été la cerise sur le gâteau. Je n'étais pas sociable, n'avait pas d'amis. Pour ma mère, devenue mère célibataire, la situation devenait de plus en plus compliquée. Mais lorsque les rêves étaient arrivés, ça avait été la goutte de trop.
Au début, je n'y prêtais pas attention. Un cauchemar qui glisse entre les mailles de l'attrape-rêve, cela arrivait parfois. Mais le rêve était devenu récurent. J'avais fini par en parler à ma mère. Elle avait tenté de me rassurer sur un cauchemar. Jusqu'au moment où le rêve avait commencé à me rendre malade. Durant l'hiver, je tombais malade sans aucune raison, et devait rester alitée des semaines, avec le rêve toutes les nuits, qui me faisait passer des jours entiers délirante de fièvre. Ma mère avait finalement pris la décision de m'envoyer dans la réserve, ne pouvant plus gérer tout ça.
Dès que j'y suis arrivée, je me suis sentie comme un poisson dans l'eau. J'étais à ma place, et je le sentais. Les années d'éloignement avec mon père n'avaient rien changé à notre relation. Il était mon père, je l'aimais et lui montrais, et il m'aimait et me le montrait. Notre relation avait tout de même beaucoup évolué à mon arrivée, devenant plus profonde.
Si au début, on me traitait comme un outsider, j'avais fini par me faire accepter. La tribu savait que j'étais à ma place, comme je le sentais.
Contrairement à maman, les rêves n'ont pas du tout inquiété papa. Il m'a emmené voir la chamane, qui m'a offert un attrape-rêve orné d'une plume d'aigle. C'est la preuve d'un grand honneur et d'une grande confiance. C'est l'une des protections les plus puissantes existantes, dans notre culture. L'aigle représente le Grand Esprit, maître et connaisseur de toute chose, au-dessus de tout et de la Vie. Il m'a beaucoup protégée. Le rêve s'est estompé, et a fini par ne revenir que de temps à autre, lorsqu'il réussissait à échapper à la vigilance du Grand Esprit.
Je secouais la tête. J'allais devoir retourner voir Kanda, notre chamane. Cela faisait près de huit nuits que le rêve était revenu avec son intensité d'antan.
Je me passais une main dans les cheveux avant de grimacer. Ils s'étaient sont encore emmêlés cette nuit. Et ça voulait dire une nouvelle séance de la torture à la brosse à cheveux. Super. Je sentais que ça allait encore être une joyeuse journée.

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Sorcières
ParanormalNokomis est métisse amérindienne. Née sous l'astre lunaire comme le suggère son nom, Nokomis fait le même rêve, encore et encore, à s'en rendre malade. Epuisée par cette situation, elle décide d'aller vivre chez son père, dans la réserve, dans l'esp...