Je n'aurais jamais dû accepter. C'est maintenant la troisième fois que les petites et moi nous rendons dans cette pièce une fois le pasteur parti et que je leur apprends les différents rituels de ma tribu. Je suis incapable de leur refuser, elles me le demandent si gentiment. Il y a une grande part d'innocence et d'inconscience dans ce qu'elles font. J'ai le sentiment qu'elles savent que ce n'est pas bien, mais elles sont trop petites pour comprendre pourquoi, et le voie comme un jeu.
Quant à moi, chaque fois, je ne peux m'empêcher d'être à la fois heureuse et terrifiée. Heureuse, car je peux de nouveau prier les Esprits et car je trouve vraiment merveilleux que des enfants blanches s'intéressent tant à ma culture. Terrifiée car je sais que si on nous surprend, je risque la pendaison ou le bûcher.
Mais cette fois-ci, c'est différent. Depuis notre dernier rituel, Abby et Betty ont des crises. Elles deviennent d'un coup agitées et intenables. Jusqu'ici, j'ai pu contrôler les crises, et heureusement pour moi, elles ont chaque fois eu lieu en l'absence du pasteur. Je prie le Grand Esprit toutes les nuits afin qu'il libère les enfants de ses crises, et les soigne avec des herbes de ma terre natale. Mais pour l'instant, il n'y a eu aucune amélioration.
-Tituba, on va commencer sans toi !
Je souris à Betty qui me tire par la main pour me tirer de mes pensées et la suit jusqu'à cette pièce qui hante maintenant mes cauchemars. Comme à son habitude, Abby nous attend au milieu du cercle, avec mon fétiche qu'elle a refusé de me rendre autour du cou.
-On commence ?
Je me réveille en sursaut, trempée de sueur. Par ma fenêtre, je vois le soleil pointer le bout de son nez, et je soupire en me passant les mains sur le visage. Ça semblait si réel... Et le rêve a encore changé. Je jette un œil à mon réveil et me lève en quatrième vitesse. Absorbée par le rêve, j'ai manqué mon alarme, et je suis en retard.
Mon père est déjà parti. Je mange sur le pouce et quitte la maison en oubliant de la fermer à clef, ce qui m'oblige à opérer un demi-tour à mi-chemin. Décidément, le rêve me porte la poisse ce matin !
La matinée passe dans un affreux brouillard à la consistance de mélasse, rendu insupportable par la sensation. Si mes élèves remarquèrent mon état, ils eurent la gentillesse de ne me faire aucune remarque et tous furent très calmes avec moi, ce que j'appréciai.
Au déjeuner, mes collègues furent tous adorables et je tentais de leur rendre tant bien que mal.
Je profitais du fait que je finisse en milieu d'après-midi pour me rendre directement à la librairie de Naya et Gaajii. Je souhaitais avoir leurs avis sur cette nouvelle version du rêve, et de plus, le nouvel indice que j'avais eu dans ce rêve-ci nous permettrait peut-être enfin de comprendre une partie de l'histoire.
Sur le chemin, je crus que la lumière me jouait des tours à plusieurs reprises. Il me semblait voir Betty et Abby dans chaque enfant que je croisais, avant que l'illusion ne s'estompe et que je me rende compte qu'aucun d'entre eux ne pouvaient être Abby ou Betty. Le rêve s'imprégnait de plus en plus dans ma vie, et je n'étais pas sûre de vouloir affronter la prochaine étape.
En tout cas, quelque chose avait fait changer la donne. Deux nouvelles versions du rêve en moins de vingt-quatre heures, une chose était sûre, le rêve n'avait visiblement pas apprécié que je m'allie au Grand Esprit pour le repousser.
Au fond, tout ceci n'était que du karma. Je n'avais quasiment pas fait le rêve en un peu moins d'un an, grâce à la protection de Kanda et du Grand Esprit, et il se vengeait en devenant différent et plus prenant. Logique. Enfin, pour moi.
Je me sentis soulagée en me réfugiant dans l'ombre de la librairie. Echapper à la rue et toutes ses visions perturbantes, qui ravivaient la sensation. L'hiver et la période à laquelle je tombais malade à cause du rêve s'approchait, et je ne tiendrais pas jusqu'à cette période si mon esprit continuait ainsi à me jouer des tours.
Naya se tenait derrière le comptoir, comme à son habitude, et au fond de la librairie presque déserte, à moitié dissimulée par une étagère, je pouvais apercevoir la rassurante silhouette de Gaajii.
En me voyant, Naya m'offrit l'un de ces plus beaux sourires, que je lui rendis avec joie. Je me sentais chez moi dans cette petite boutique qui sentait le vieux papier et la cannelle, comme une légère odeur de Noël. Naya me fit passer de l'autre côté du comptoir et me présenta une chaise dont je pris possession en soupirant légèrement. La jeune femme me tendit une tasse de thé.
-Tu es sortie tôt, aujourd'hui, Nokomis.
-Je finissais les cours plus tôt que d'habitude. J'ai fait une nouvelle version du rêve, cette nuit. Je voulais votre avis.
Gaajii, qui s'était approché en me voyant, pris une chaise à son tour et s'installa face à moi, très sérieux. Je leur racontais donc cette nouvelle et troisième version du rêve sans rien omettre, commençant à trembler au milieu de mon récit. Naya me prit dans ses bras, et heureusement pour moi, aucune nausée intempestive ne vint m'interrompre. Une fois que j'eus finis, je sentis Naya se détacher de moi, et Gaajii et elle se dirigèrent vers l'ordinateur. Je les regardais, interrogatrice. Au bout de quelques mots tapés sur le clavier, Gaajii disparut sans un mot dans les rayonnages, et Naya prit sa chaise, un air inquiet flottant dans ses yeux.
-Qu'est-ce qu'il y a ?
-Hier, tu avais le nom de la deuxième petite fille, et le fait qu'elles sont reliées à un pasteur. Grâce à ces informations, j'avais déjà quelques pistes, mais je n'étais sûre d'aucune. Avec ce nouveau nom, Tituba, l'une d'entre elle se confirme d'une manière très sérieuse. Gaajii est allé te chercher l'un de nos ouvrages sur la question.
Effectivement, Gaajii revenait de son expédition entre les rayonnages avec un livre de poche dans la main, avec la couverture un peu abîmée. Il me le tendit, et le sang quitta mon visage en lisant le titre.
Le livre avait pour titre « Les Sorcières de Salem ».

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Sorcières
ParanormalNokomis est métisse amérindienne. Née sous l'astre lunaire comme le suggère son nom, Nokomis fait le même rêve, encore et encore, à s'en rendre malade. Epuisée par cette situation, elle décide d'aller vivre chez son père, dans la réserve, dans l'esp...