Prologue

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Le petit-fils

Le silence de cathédrale qui règne dans la boutique ce matin me déprime. D'habitude, il y a toujours une Gigi pleine d'énergie pour chantonner du Laura Pausini comme une casserole ou le sifflement désagréable de la cafetière Bialetti à l'arrière boutique. Mais pas aujourd'hui. Plus à partir d'aujourd'hui.

Une Vogue coincée au coin de la bouche, je me dirige vers le vieux poste radio Philips et augmente au maximum le volume de Life's What You Make It de Talk Talk. Je ferme les yeux et j'ai l'impression que c'était hier que nous regardions une rediffusion des Feux de l'Amour sur son vieil écran téléviseur. Que c'était hier que nous insultions l'impitoyable Victor Newman - en oubliant qu'il joue simplement un rôle dans la série - en fumant Vogue sur Vogue à même son vieux canapé Camaleonda en tissu marron.

Ça fait déjà une semaine qu'on a célébré les funérailles de Gigi, anciennement ma meilleure amie, voisine de palier et patronne. Et nos habitudes continuent de me manquer cruellement. Sans elle, écouter Baby Be Mine ou Liberian Girl sur le tourne disque n'a pas la même saveur. Pareil pour les cafés au Baileys et les mots fléchés niveau débutant.

Ginevra était une femme de tout juste soixante-dix-huit ans épatante et populaire. À Milan, elle était presque aussi adulée que Stefano Gabbana. D'une part pour son sens inné des affaires, d'une autre pour son franc-parlé, ses anecdotes et son style vestimentaire complètement what the fuck. Elle portait autant de bijoux qu'une princesse indienne, n'associait que les couleurs complémentaires entre elles et ne sortait jamais sans sa Rolex en or qu'elle aurait dépouillé à son adversaire lors d'une partie de Poker à Sin City en 1985. Ah oui, et elle avait quatre grands amour dans sa vie : sa salle de vente, son chihuahua Rotschild, Steven Bauer - lorsqu'il était à son prime - et sa vieille Mercedes 250 couleur pistache qui était toujours fièrement garée en face de la boutique.

Distraitement, je passe en revue les pochettes Vinyles, à la recherche d'un album du groupe britannique ABC. Je décide finalement de jeter mon dévolu sur Diana Ross lorsque la cloche de la porte de la boutique tinte, annonçant l'arrivée d'un client. L'affiche collée plus tôt dans la journée sur la devanture stipulant « Fermeture » a dû encore s'envoler.

Je tends le cou et crie depuis l'étage :

— Nous sommes fermés ! Définitivement !

N'entendant pas la porte se rabattre, je me mets à soupirer d'exaspération en me relevant du sol. Je me penche discrètement par-dessus la balustrade en soufflant sur ma frange et mon champs de vision s'élargit aussitôt. Hadriel Andriani se tient à l'étage inférieur, affublé d'un costume-cravate hors de prix sous un manteau sombre. Aussi sombre que ses cheveux, plus noirs que bruns. Une de ses mains est enfoncée dans la poche de son caban en cachemire luxueux tandis que l'autre, gantée, tient un iPhone dernier cri qu'il vient de décoller de son oreille avant de raccrocher.

La dernière fois que je l'ai vu remonte à au moins deux ans.

Une fois débarrassé de son interlocuteur à l'autre bout du fil, Hadriel se met à étudier l'endroit où il vient de mettre les pieds. D'un oeil dédaigneux, il considère le mobilier qui l'entoure et qui, visiblement, n'est pas à son gout.

— Je peux vous aider ?

Mon ton sec lui fait tourner la tête dans ma direction, tandis que je descends la dernière volée de marches.

— Bonjour, Elisabeth, me salue-t-il.

Zut, j'avais eu la folie d'oublier à quel point sa voix est grave et sans chaleur. Peut-être davantage lorsqu'il s'adresse à moi.

Sissi, le corrigé-je.

— Si vous voulez, concède-t-il dans un soupir las. C'est sans importance.

Je rêve. Mais quel connard.

— Vous devez certainement vous douter de la raison de ma présence ici, poursuit-il, indifférent.

Comme je ne réagis pas, il fronce les sourcils, l'air insulté.

— Vous vous souvenez de moi, pas vrai ?

Comme c'est mignon, le bellâtre se croit inoubliable avec ses fringues chics, son parfum capiteux et son attitude snob.

Toujours profondément vexée qu'il ait estropié mon prénom - mais hors de question de le lui montrer - j'affiche un air songeur en approchant ma cigarette de mes lèvres. Je tire dessus en détaillant la silhouette de l'odieux petit-fils de Ginevra, avant de relever le menton et de secouer la tête en haussant les épaules, signifiant que je ne le remet pas.

— Hadriel Andriani. Le petit-fils de Ginevra, soupire-t-il, agacé de devoir le préciser. On s'est déjà rencontré.

Evidemment que je m'en souviens. Et comme si c'était hier ! Son air hautain, suffisant et supérieur, sa façon de me considérer comme un valet de carreau...

Tiens, voilà qu'il recommence ! De haut en bas, l'homme d'affaires balaye mon mètre-soixante-deux, et sans même avoir à prononcer la moindre syllabe, ses yeux se chargent de m'informer qu'il n'est pas fan de mon style. D'ailleurs, quand ceux-ci bloquent un instant au niveau de mon nombril percé  découvert par mon crop-top, Hadriel plisse sévèrement les lèvres et je perds patience.

— Toutes mes condoléances, annoncé-je sèchement, dans l'unique but de l'interrompre dans son examen visuel.

Et sans même culpabiliser. De toute façon, de ce que je sais, il était loin d'être un petit-fils modèle. Il ne venait jamais la voir et filtrait ses appels.

— Je pense que c'est plutôt à moi de vous les présenter... Vous étiez bien plus proche de ma grand-mère que je ne l'ai jamais été.

Il semble un peu mal à l'aise de l'admettre. À cause des regrets, sans doutes. Quoi qu'il en soit, tout ça ne me dit pas ce qu'il fait ici, l'air d'attendre quelque chose de moi.

Hadriel doit deviner la direction de mes pensées, car la seconde qui suit, il s'enquiert :

— Vous ne relevez jamais votre courrier ?

Sa question me prend de court. Confuse, je fronce les sourcils et il expose dans un soupir à fendre l'âme :

— Mon avocat tente de vous joindre depuis déjà plusieurs jours, sans succès.

Son avocat ? Pourquoi diable son avocat tenterait-il d'entrer en contact avec moi, bon sang ?

— Votre nom figure sur le testament de Ginevra et la lecture de celui-ci requiert votre présence chez le notaire.

A Crazy Love StoryOù les histoires vivent. Découvrez maintenant