Un fruit.
C'est tout ce qu'il avait fallu pour changer le cours de la vie de Miréna. Ce jour-là, nous longions le mur d'un pas lent, au rythme d'une promenade qui nous menait au bord de la falaise. Comme cent fois auparavant, une fois parvenues là-bas, nous nous pourchasserions dans les herbes hautes en criant. Nos rires éclateraient dans le ciel azur. Puis nous gonflerions nos poumons de l'air revigorant parfumé d'embruns, le regard rivé sur l'horizon, faisant mine de nous approcher du danger, avant de faire demi-tour et de rentrer chez nous. C'était-là notre projet, une sorte de routine enfantine que nous conservions, même à l'adolescence.
L'air tiède saturé des parfums de la nature nous enrobait : l'herbe encore humide de rosée, les fleurs sauvages qui poussaient le long du chemin, et les fruits, mûrs à point, qui pendaient du côté humain du mur. Les branches de plusieurs arbres fruitiers ployaient sous le poids des pommes, des poires et des pêches, étalant leurs ramures surchargées au-delà de la frontière faë.
Ma sœur ne put s'empêcher de s'arrêter et leva un regard avide vers cet étalage de chairs juteuses et acidulées dont personne ne profitait. Les sourcils froncés, je ne pipai mot, observant ma cadette en proie à la tentation. Son regard s'attarda sur le mur. Les mises en garde habituelles me brulèrent la langue et je finis par les débiter toutes sans même respirer :
— Ne mange pas ça, Miréna ! m'écriai-je d'une voix autoritaire. Tu sais bien qu'on ne doit rien accepter ni prendre venant des faës et de leur royaume !
La voix de ma mère protestait avec ferveur dans ma tête, m'encourageant à la rabrouer encore, à l'empêcher de commettre un tel acte. Hélas, cela ne suffit pas à la faire renoncer. Miréna baissa les yeux, considérant ses pieds menus qui se trouvaient sur le territoire humain. Je voyais distinctement les rouages de son raisonnement s'imbriquer : les fruits se trouvaient de notre côté. Nul faë ne lui proposait de nourriture. C'était simplement la nature qui lui offrait de les goûter... Elle aurait été idiote de laisser passer une telle opportunité.
— Miréna, non ! m'insurgeai-je encore, les dents serrées et le cœur battant.
Ma sœur m'adressa un sourire plein de malice. Elle jeta un coup d'œil à gauche puis à droite. Nous étions seules sur le chemin.
— Oh, allons, Bella. S'il n'y a personne pour être le témoin de mon geste, alors celui-ci n'a pas grande importance. Après tout, cela demeurera notre secret.
La main en visière sur son front, elle embrassa une dernière fois le mur du regard puis elle tendit la main. Un sourire se dessina sur son visage lorsque ses doigts effleurèrent la peau de velours d'une pêche ronde et mûre pour la cueillir.
Il y eut de la dévotion dans sa morsure. Le jus se répandit dans sa bouche et les saveurs délectables du fruit faë vinrent saturer ses papilles, si bien qu'elle ferma les paupières, subjuguée. Ainsi, elle savoura la chair de la pêche durant de longues secondes. Lorsqu'elle rouvrit enfin les yeux, deux iris d'un gris orageux la dévisageaient. Je ne pus retenir un hoquet de stupeur lorsque je découvris la présence du faë et fit quelques pas en arrière, terrifiée. Il était arrivé de nulle part. Une profonde balafre traversait son visage, du haut de son front, tranchant la courbe de son sourcil gauche, jusqu'à sa pommette. L'incident qui lui avait causé sa vilaine cicatrice ne lui avait pas pris son œil. Les pupilles légèrement fendues de l'individu s'étrécirent.
Miréna eut un mouvement de recul et lâcha les reliques de la pêche. Un sourire glacial s'étalait sur les traits à la fois fins et sévères du faë.
— Avez-vous aimé ce fruit, ma chère ? l'interrogea-t-il d'une voix suave.
Pas à pas, à reculons, ma jeune sœur s'éloignait d'instinct.
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Corbeaux et malédictions
FantasyIl y a sept ans la mère d'Arabella a maudit Le Peuple faë par pure vengeance, transformant toute naissance en drame. Celles-ci sont extrêmement rares au sein du Peuple et lorsqu'un nouveau né disparaît à nouveau, Arabella, devenue adulte, est contra...