Hôte & Parasite

CHAPITRE VINGT-QUATRE

 Kim était incapable de se souvenir de la raison exacte qui avait poussé la Pyramide à foncer tête baissée sur un champ de bataille.

Des mottes de terre volaient, propulsées par les boulets de canon et par la magie des Manipulators, ennemis comme alliés. Les ordres fusaient, à l'image des balles de fusil. Ses yeux étaient recouverts d'un voile gris en raison de toute la poudre qui virevoltait. Le Dépourvu sentait le toucher de la Déchiquetée sur ses neurones, mais aussi la présence funèbre de son double qui guettait le moment parfait pour ressurgir.

Où étaient-ils ? Que s'était-il passé exactement ? Kim n'en savait rien. La seule chose qu'il savait, c'était qu'il devait se battre. Se battre jusqu'à que le sol fût gorgé de sang. Se battre jusqu'à que l'herbe rougît d'embarras et d'effroi. Ses membres se mouvaient sans qu'il n'en eût conscience. Son esprit était fracturé par des visions qui se répétaient et s'enchaînaient, encore et encore, tel un carrousel brisé. Un plafond d'hôpital, la nef d'une église, encore et encore. Ses poings serrés brisaient des dents, des mâchoires, des cages thoraciques. Un plafond d'hôpital, la nef d'une église, encore et encore. Sa carabine hurlait, des roses rouges jaillissaient de la chair déchirée des rebelles, qui n'avaient pas le temps d'implorer sa pitié. L'odeur saturée du sang, mariée à celle du feu, lui donnait des vertiges. Un plafond d'hôpital, la nef d'une église, encore et encore.

Même s'il le désirait plus que tout, Kim ne pouvait plus fuir cet Enfer : la colonelle l'obligeait à perpétuer ce massacre. Son emprise était trop forte, il la sentait dévorer petit à petit son cerveau.

Une douleur insupportable et ravageuse, une douleur exquise et grisante.

Il acceptait d'être détruit par la Déchiquetée, et uniquement par elle.

Kim leva la tête. Son visage était recouvert de sang, de cendre et de boue. Ses yeux écarquillés fixèrent le vide. Sa bouche mi-ouverte aspira la fumée qui les plongeait dans un brouillard constant, et qui malmenait ses poumons déjà pris de court. Ses doigts tremblaient à cause de l'adrénaline, recroquevillés sur son arme. Pendant un court instant, le Dépourvu crut que le temps venait de se suspendre, et que le destin lui accordait un bref moment de répit. Il aurait été capable de tout – du meilleur comme du pire – pour faire demi-tour et s'enfuir, pour lever un drapeau blanc et jeter au sol son arme.

Naito referma ses griffes sur son âme, et le tira dans les profondeurs de son être, en éclatant d'un rire terrible.

Kim retint sa respiration. Le monde valsa autour de lui.

Mais quelque chose était différent.

La déflagration le ramena à la réalité, et le projeta sur plusieurs pieds. Kim s'écrasa violemment contre le mur fragile d'une grange. Le Dépourvu n'eut pas le temps de crier à l'aide, ni de se redresser. Le toit en bois au-dessus de l'abreuvoir s'effondra et recouvrit son corps. Il entendit ses os craquer, il sentit la douleur pulser dans ses muscles. À plat ventre, Kim ressentit tout le poids du reste de l'établissement qui tombait progressivement en ruine, et qui l'ensevelissait. Même Naito semblait pris de panique.

Kim toussa bruyamment, les poumons comprimés, sans réaliser qu'il était en train d'expulser du sang par la bouche. Ses jambes étaient bloquées par des blocs en pierre lourds de plusieurs dizaines de livres chacun. Une mince ouverture lui permettait d'observer le déroulement de la bataille.

Il essaya d'agrandir cette piètre fenêtre avec ses doigts ensanglantés : une boule se forma dans sa gorge lorsque ses yeux se posèrent sur la Déchiquetée, le dos tourné. Ses cheveux ternes flottaient derrière son crâne. Kim cria son nom, mais elle ne l'entendit pas. Ses yeux commencèrent à le picoter. Ses tympans sifflaient.