Naito avait tenu sa promesse.
Kim avait refusé d'y croire, au début. Tandis que les jours se succédaient avec une lenteur atroce, que la neige sanglotait son désespoir sur eux, son double s'était montré bien calme. Le Dépourvu en avait presque oublié la sensation de se réveiller doucement dans son lit, la respiration régulière et l'esprit frais, ainsi que celle d'être le maître de tous ses mouvements, de toutes ses pensées, de tous ses désirs. Il avait même cru, dans un espoir vain et fou, que son double avait totalement disparu, et que Naito n'avait été que le fruit de son imagination confuse depuis le début – mais les yeux gris qui l'épiaient, dans les reflets des fenêtres et des miroirs, étaient bien réels, tout comme l'impression mesquine de se sentir à l'étroit dans son propre corps.
Le magicien-médecin avait lui aussi remarqué, à sa manière, l'absence de Naito. Kim se sentait enfin lui-même et ne se gênait pas pour le montrer aux autres, ce qui avait déridé le visage du commandant Nicolas Lebronac. Les regards étonnés que lui lançaient les soldats de la caserne en le voyant jacasser et rire comme si rien n'était, tout comme le silence pesant qui suivait très souvent ses paroles, en étaient une autre preuve. La Déchiquetée poursuivait ses visites régulières – tantôt seule au grand bonheur du Dépourvu, tantôt accompagnée de la lieutenante Gaëlle Mézec, mais plus jamais avec le commandant Baptiste Lyraispaix – et avait pu constater l'évolution de son état. Elle concluait souvent ses entrevues par un bref hochement de la tête satisfait.
Les Novateurs prirent d'assaut l'avant-poste du massif des Ferdagung en pleine nuit.
La cacophonie des soldats, la symphonie des armes qu'on rechargeait, le grondement sourd des chenilles de Gaupe, les ordres que la Destructor criait à forte voix, l'actionnement métallique des automates de la Pyramide, propulsèrent l'adrénaline dans tous les canaux sanguins du Dépourvu. Son nouveau fusil accroché en bandoulière devant lui, Kim referma ses mains sur les hanches de la Déchiquetée, telle la gueule d'un serpent se repliant sur sa misérable proie, alors que le cheval mécanique foula le sol gelé avec violence, ce qui faisait vibrer sa carcasse métallique. Kim ne put s'empêcher de faire éclore un grand sourire dément. Le vent cingla son visage dénudé – sa chevelure, qui avait retrouvé une longueur acceptable pour lui, était dissimulée sous un casque rembourré de laine pour protéger ses oreilles de la morsure du froid.
Naito souriait, lui aussi.
Seul le commandant Clément Krasny leur tenait compagnie dans ce périple nocturne. Quand les pouvoirs de la Déchiquetée immergèrent dans le cortex de Kim, ce dernier put entendre, à plusieurs lieues de leur position, le reste de la garnison marcher en direction du massif, dans son dos – ainsi que les soldats qui luttaient contre l'ennemi, épaulés par le commandant Baptiste Lyraispaix, devant lui. Le château de Dilaretz défila à sa gauche, mais le Dépourvu ne lâchait pas le massif des yeux.
Kim n'avait jamais vu l'avant-poste auparavant, et personne n'avait daignait le décrire, même de manière sommaire. Ce qui se dressait devant ses yeux lui inspira une certaine pitié : des cabanons en bois au toit tordu, éparpillés au milieu de la route principale qui traversait le massif, avec des sacs remplis de pierre, empilés les uns sur les autres verticalement, sur environ une centaine de pieds, devant lui. Une tour de guet tassée sur elle-même était dressée au bout de la muraille de fortune, à sa gauche, adossée à un monticule rocheux. Un feu de camp éteint gémissait ses derniers mots dans une frêle trainée de fumée, pendant qu'un incendie ravageait l'avant-poste.
Sans attendre le moindre ordre, le Dépourvu sauta du cheval mécanique, et manqua de déraper en se réceptionnant – le mariage entre la neige et les cendres rendait la route glissante. Kim repéra immédiatement les Novateurs, il attrapa sa carabine et ses jambes foncèrent vers l'ennemi. Le monde s'égosillait tout autour de lui. Les cadavres encombraient déjà le sol. Le sang se cristallisait déjà, au bon vouloir des températures bien en dessous le zéro. Perché sur le toit étriqué de la tour de guet, le commandant Baptiste Lyraispaix propulsait ses munitions sur les hommes et les femmes ennemis : la fureur déformait son visage habituellement condescendant et calme.
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Hôte & Parasite
Fantastik« Il y a trois possibilités : ou on naît Destructor, ou on naît Manipulator, ou on naît simplement Homme, mais Homme libre. » La Talentie est un pays déchiré par la guerre civile. Kim Wikson, un jeune homme plein d'ambition, décide de prendre les ar...